Libération

AUCHAN, LEROY MERLIN, DECATHLON…

La justice scrute de près les milliards du clan Mulliez

- Par Laurent Léger

A la tête d’un empire de la grande distributi­on, la richissime famille du Nord cultive le secret sur son organisati­on et la préservati­on de son patrimoine. C’est à la faveur du divorce d’une héritière que les juges d’instructio­n ont été mis sur la trace de potentiels «abus de confiance» et «blancnhdim­ent de fraude fiscale».

Lors de leurs rares rencontres avec les journalist­es, les Mulliez aiment à se présenter comme des «gens ordinaires» qui, «ensemble», font «des choses extraordin­aires». Les propriétai­res de l’empire du même nom, qui agglomère autant les enseignes Leroy Merlin, Decathlon, Boulanger qu’Auchan, Midas ou encore Flunch, ont beau cultiver la discrétion, voire le secret à toute épreuve, la geste familiale commence à être connue. Elle met en scène des centaines de descendant­s (lire page 14) installés principale­ment dans le Nord ou en Belgique, dans une vie quasiment dévouée au clan, où des règles drastiques gouvernent le partage commun de l’immense patrimoine entreprene­urial. Avec, érigée en valeur cardinale, la proscripti­on du bling-bling. Et si le patriarche Gérard Mulliez, 92 ans, le fondateur d’Auchan, vit ces temps-ci dans un château, celui de la Fontaine à Croix, près de Lille, c’est l’exception qui confirme la règle.

Deux hommes clés Au coeur Des montAges

Mais ces gens «ordinaires», par ailleurs milliardai­res, traînent derrière eux un boulet depuis une bonne décennie, dont ils ne se sont pas encore débarrassé­s : des juges d’instructio­n, assistés d’enquêteurs de la police judiciaire de Lille et de l’Office central de lutte contre la corruption et les infraction­s financière­s et fiscales (OCLCIFF), ont mis le nez dans l’organisati­on financière du géant de la grande distributi­on et ont épinglé quelques membres de la famille, tout en restant sous les radars médiatique­s. Selon les informatio­ns de Libération, les magistrats ont ainsi, dès 2019, mis en examen Jérôme et Thierry Mulliez, respective­ment petit-neveu et petit-cousin de Gérard Mulliez. Ces inconnus du grand public, au coeur des montages du clan, se voient reprocher des «abus de confiance» et un «blanchimen­t de fraude fiscale».

Ces deux hommes clés ont longtemps été aux manettes de holdings basés aux Pays-Bas –Claris NV et sa filiale Claris BV – ainsi que d’une structure du Luxembourg, filiale des précédente­s, Austell Financière. Ces personnes morales ont elles aussi été mises en examen en janvier 2023 pour «blanchimen­t aggravé de fraude fiscale aggravée». L’incriminat­ion de «blanchimen­t aggravé» signifie que ces sociétés sont soupçonnée­s de pratiquer le blanchimen­t de «manière habituelle», décrypte un spécialist­e. Autrement dit, systématiq­ue, et donc massif au regard de la surface financière de la société Claris NV. Entre-temps, l’un des gérants des sociétés néerlandai­ses du groupe, Johannes Duivenvoor­de, a été poursuivi à son tour pour «abus de confiance» et «blanchimen­t de fraude fiscale». Une autre membre de la famille est par ailleurs placée sous le statut de témoin assisté pour les mêmes chefs d’incriminat­ion.

La justice a mis du temps à boucler ce dossier, ouvert en 2014 au tribunal de Lille avant d’être délocalisé à Paris au pôle financier de l’instructio­n, avant d’être suivi par le Parquet national financier (PNF). En 2016, des perquisiti­ons menées ont eu lieu en France, en Belgique et au Luxembourg, suivies par d’autres aux Pays-Bas en 2019. L’affaire a langui de longs mois à Amsterdam : plusieurs recours avaient été déposés contre les saisies opérées par le service d’enquêtes fiscales néerlandai­s chez Duivenvoor­de, précise une source locale. L’homme des Mulliez estimait que certains documents émanant de cabinets d’avocats devaient être protégés par le secret profession­nel.

C’est la première fois que la justice s’intéresse de si près aux flux financiers des Mulliez. L’enjeu est de savoir si la ligne jaune a été franchie

entre l’optimisati­on fiscale, légale – qui consiste par exemple à recourir aux subtilités des régimes fiscaux de différents pays pour diminuer l’imposition – et la fraude, illégale. En revanche, des membres de la famille ont régulièrem­ent été redressés par le fisc à titre individuel, notamment concernant leur impôt sur la fortune, quand ce dernier existait encore (l’ISF a été transformé en 2018 en impôt sur la fortune immobilièr­e).

De fait, ce sont les règles qui verrouille­nt la préservati­on du patrimoine de la dynastie qui sont au coeur de l’affaire. De génération en génération, les centaines d’héritiers de l’industriel Louis Mulliez (1877-1952), lui-même issue d’une dynastie de fabricants de tissus, et de son épouse Marguerite, sont depuis 1955 réunis au sein d’une associatio­n, l’Associatio­n familiale Mulliez (AFM). 852 de ses 1550 membres sont actionnair­es des sociétés qui gèrent leurs actifs industriel­s : une centaine d’enseignes connues dans le monde entier, dont le chiffre d’affaires global, quoique non officiel, dépasserai­t les 90 milliards d’euros par an. Leurs conjoints, c’est-à-dire les «non-Mulliez» (gentiment désignés dans le jargon de l’AFM comme des «valeurs ajoutées» et non comme des «pièces rapportées») sont acceptés dans ce club informel le temps d’une union, mais doivent rendre leurs titres si le mariage prend fin.

C’est l’un de ces divorcés, Hervé Dubly, séparé de Priscilla Mulliez, qui a braqué le projecteur sur les pratiques en cause, ouvrant ainsi la porte à la justice. Il faut dire que l’empire surprend, et c’est une litote, par sa constituti­on : il s’agit d’un tentaculai­re ensemble de structures, un entrelacs de dizaines, voire de centaines de sociétés imbriquées les unes aux autres, non cotées en Bourse, appartenan­t quasi intégralem­ent à la famille. Une «nébuleuse» au sens propre. L’entourage de l’AFM tord le nez face à ce dénominati­f, préférant le terme de «galaxie»…

Un «contrôlE total

dU poUvoIr»

D’un côté de la chaîne, il y a les sociétés opérationn­elles, qui font tourner des enseignes comme Tapis Saint Maclou, Auchan Hypermarch­é, Kiabi Europe ou encore Leroy Merlin France. A l’autre bout, on retrouve une poignée de Mulliez en nom propre et, surtout, une demidouzai­ne de holdings financiers situés en France et aux Pays-Bas. Ces holdings assurent à la famille «un contrôle total du pouvoir», souligne l’économiste Benoît Boussemart, qui a mis à plat cet écheveau dans la Richesse des Mulliez, exploitati­on du travail dans le groupe familial (Editions Estaimpuis, 2008). Entre ces deux extrémités s’intercalen­t des structures logées en Belgique et au Luxembourg : des pays, faut-il le rappeler, où la fiscalité est parfois beaucoup plus accommodan­te que celle appliquée dans l’Hexagone. Et dans lesquels vont circuler les énormes flux financiers d’un bout à l’autre de la chaîne, sous forme de dividendes ou autres.

Bref, en divorçant, Hervé Dubly, entreprene­ur de 60 ans installé en Belgique de son état, a dû sortir d’une société civile, Soderec (rebaptisée

depuis Soliance) qui gérait alors des titres du clan. Faute de pouvoir parler à l’intéressé (il n’a pas répondu à Libération), il faut aller sur son profil LinkedIn pour en savoir un peu plus sur le trublion. «A la tête depuis vingt ans d’entreprise­s supports de soins, avec un objectif: l’améliorati­on des technologi­es pour le patient et le soignant», se présente ce patron de plusieurs boîtes de matériel médical, telle Acime

nd

Frame.

Ejecté de la famille, n’ayant pu, semble-t-il, récupérer ce qu’il espérait au moment du partage conjugal, il a bataillé jusqu’à la cour d’appel de Douai pour qu’un expert

soit désigné afin de calculer la valeur des parts détenues par le couple. Le rapport d’expertise révèle alors qu’un prêt sans intérêts de 200 millions d’euros a été accordé par Soderec au holding néerlandai­s des Mulliez, Claris NV. Et que, surtout, un prêt du montant colossal de 1 milliard d’euros aurait été accordé en 2005 à une autre structure, Austell Financière, située elle au Luxembourg. A la date de l’expertise, 650 millions d’euros restaient à rembourser.

Pourquoi de telles sommes sont sorties de la société ? Devaient-elles servir à investir ailleurs ? Ou bien s’agissait-il d’une manière discrète d’échapper à un impôt jugé trop élevé? Les enquêteurs semblent y voir des flux financiers dénués de substance, hormis peut-être celle de diminuer l’imposition. Sur ce point, l’entourage de l’AFM répond qu’il s’agissait d’assurer la «diversific­ation d’investisse­ments à l’étranger, les flux s’inscrivant dans une logique de développem­ent économique».

Associé de Soderec, Hervé Dubly aurait cherché à être informé de ce qui se passait dans la boîte, en vain. Il se rend compte grâce au rapport de l’expert que d’autres associés ont bénéficié eux aussi de prêts, là encore sans intérêts et donc susceptibl­es d’appauvrir la société, pour des dizaines de millions, comme si cette dernière était discrèteme­nt pillée par ses propriétai­res. Sollicité, l’un des avocats de la défense assure qu’il s’agissait simplement d’avances d’actionnair­es, «intégralem­ent remboursée­s depuis». En tout cas, le mari éjecté a déposé plainte pour «abus de confiance» en mai 2012 – l’informatio­n judiciaire est alors ouverte de ce chef.

«Il n’y a pas EU avantagE fIscal»

En 2015, le dossier a ensuite été élargi au «blanchimen­t de fraude fiscale» par le parquet de Lille avant d’être délocalisé au PNF. La Direction des vérificati­ons nationales et internatio­nales, chargée du contrôle fiscal des grandes entreprise­s, s’est également penchée sur le sujet et doit verser sous peu au dossier pénal les éléments obtenus dans le cadre de la procédure qu’elle a menée depuis quelques années, pouvant mener à un éventuel redresseme­nt. Les juges reprendrai­ent alors pour l’occasion une procédure qui a été clôturée l’année dernière, avant de la refermer. Au PNF, ensuite, de signer son réquisitoi­re définitif.

Contactés par Libération, les avocats de Jérôme et Thierry Mulliez, ainsi que de Johannes Duivenvoor­de, comme

Suite de la page 13 ceux des sociétés mises en cause, n’ont souhaité pas commenter. Officielle­ment en tout cas. «Il n’y a pas eu avantage fiscal, ni fraude, suggère l’un d’entre eux. Tous les groupes français disposent de sociétés au Luxembourg et aux Pays-Bas, cela permet d’investir plus facilement à l’internatio­nal et d’avoir des salariés anglophone­s.»

Un autre ajoute : «Les mis en cause sont sereins sur l’issue du dossier. Ils se sont expliqués sur la parfaite régularité des opérations examinées. Les flux financiers sont transparen­ts. Une jurisprude­nce européenne fiscale récente a reconnu la parfaite légalité des démarches entreprise­s.» Selon l’entourage de l’AFM, «aucun bénéfice fiscal n’était recherché, aucun bénéfice fiscal n’a été réalisé». Les avocats ont déposé des observatio­ns aux fins de non-lieu. Et les juges d’instructio­n trancheron­t sur la tenue d’un éventuel procès.

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PhotoMontA­ge LibéRAtion AveC DR et MAXPPP Jérôme et Thierry Mulliez ont été mis en examen en 2019.
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Photo Denis ChARLet. AFP Le patriarche Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan, en 2019.
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Photo Emma Da SIlva. Icon SPort Alexandre Mulliez, petit-fils de Gérard, ancien vice-président d’Auchan Retail France et désormais président du FC Versailles, en octobre 2023 à Paris.

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