La souveraineté à toutes les sauces
Le mot «souveraineté» est devenu un enjoliveur de concept. Accolez ce mot à n’importe quelle idée, vous la nimberez ainsi d’une couche de respectabilité qui la rendra quasiment inattaquable. Dernier avatar en date : la «souveraineté alimentaire». Le gouvernement a à peu près cédé à toutes les revendications de la FNSEA et de l’agro-industrie, lors de la poussée de fièvre des agriculteurs en janvier et février, afin, justifiait-il, de préserver la puissance de notre modèle et retrouver la «souveraineté alimentaire». Là, le mot «souveraineté», veut dire «indépendance». Tant pis si, justement, le modèle basé sur l’exportation, impliquant aussi de permettre des importations, est en contradiction totale avec l’idée de souveraineté.
La souveraineté, concept positif en France : voilà qui est très nouveaux et qui est largement dû à la popularisation de l’idée de souveraineté européenne. En 2020, la fondation Jean-Jaurès associée au think tank allemand Friedrich-Ebert avait mené une enquête sur tout le continent pour déterminer la popularité du concept de souveraineté. La France était l’un des pays les plus rétifs à cette notion : 73 % des Allemands interrogés perçoivent positivement le terme «souveraineté» contre 29 % des Français. Sans doute parce que l’idée de souveraineté était trop étroitement associée au nationalisme. Ce concept est aussi associé, dans l’esprit des Français, à la notion de «souverain», donc de monarchie. Le peuple souverain issu de la Révolution n’a pas effacé, dans l’imaginaire collectif, la figure du roi et de l’ordre ancien.
Dans l’histoire de la construction européenne, le mot «souverainisme» avait été revendiqué par les eurosceptiques, qui ne voulaient pas être assimilés aux nationalistes. Mais depuis deux ou trois ans, le mot est réemployé à tout propos : souveraineté sanitaire (au moment du Covid et de la pénurie de masques ou de paracétamol), souveraineté énergétique, avec la guerre en Ukraine et notre dépendance au gaz russe dont il a fallu se défaire en quelques mois, souveraineté militaire, avec le risque de voir un Donald Trump isolationniste réélu. Et puis cette idée avancée par Emmanuel Macron lors du premier discours de la Sorbonne en 2017 de «souveraineté européenne», une façon de réinventer l’idée mitterrandienne de l’Europe France en grand, de l’Europepuissance. L’Europe souveraine pour rivaliser avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde, ces pays continents.
La notion continentale et supranationale de la souveraineté estelle pertinente ? La souveraineté peut-elle se concevoir dans un cadre extranational ? Ou alors faut-il, pour que réelle souveraineté il y ait, pousser plus loin les feux de l’intégration européenne ? En d’autres termes, peut-on à la fois vanter (comme ce fut très largement le cas lors des trois derniers discours de politique générale de Jean Castex, Elisabeth Borne puis Gabriel Attal) les souverainismes nationaux en tous genres, promettre un «take back control» (reprendre le contrôle) tous azimuts et parler de souverainisme européen ?
Pour comprendre ce que recouvre le concept de souveraineté, il faut se plonger dans le livre de l’historien Gérard Mairet paru le 13 mars : Qu’est-ce que la souveraineté ? (Folio). La souveraineté (le mot et la chose) apparaît au XVIe siècle avec le Florentin Machiavel et le Français Jean Bodin. La souveraineté, c’est la politique profane, la politique affaire des hommes et de l’Etat comme organisation humaine et non pas divine. Puis la souveraineté sera populaire et démocratique avec la Révolution. Le cadre national (l’Etat-nation) prédominera et se confondra dangereusement avec le nationalisme et donc (si l’on en croit la formule mitterrandienne) la guerre.
Aujourd’hui, avec l’idée de la souveraineté européenne, on pense plus à la puissance et à l’indépendance qu’au peuple souverain. Et c’est là qu’un hic conceptuel apparaît dans l’idée macronienne de souveraineté européenne. Pour qu’il y ait souveraineté européenne, il faudrait qu’il y ait une vraie nation européenne ou, à tout le moins, comme le pense Gérard Mairet, un véritable Etat fédéral européen. Deux possibilités que plus personne n’ose défendre.