«Empire», Andy Warhol côté tour
Nicolas Giraud consacre un ouvrage fouillé au film monumental, plus commenté que vu, de l’artiste américain.
Il faut le voir pour le voir. Lapalissade qui s’applique de moins en moins au cinéma quand les encyclopédies en ligne et les réseaux sociaux cinéphiles (Letterboxd, etc.) n’encouragent plus nécessairement à voir les films pour les «connaître». Or il n’y a pas d’alternative, il faut voir dans son intégralité (un peu plus de huit heures et cinq minutes) Empire d’Andy Warhol pour voir de quoi il en retourne ; film, plus qu’aucun autre, dont le sens et la raison d’être dépassent absolument tous les discours et la réputation qui l’entourent depuis 1964.
Pourtant Warhol lui-même soutenait à propos de ses films, en 1987, qu’il valait «mieux en parler que de les voir». Certes en dépit de la place démesurée qu’il occupe dans la critique de l’oeuvre de Warhol, il n’est presque jamais projeté dans son intégralité, à la différence de Sleep (5 h 21) ou Eat (45 mn). Longtemps invisible, effroyablement difficile à voir encore aujourd’hui, Empire, à rebours du statut légendaire, a beaucoup moins été vu qu’il n’a été commenté et analysé. Mais c’est une hérésie, nous rappelle paradoxalement Nicolas Giraud, artiste et enseignant à l’Ecole nationale supérieure de la photographie, dans son livre, tentative d’épuisement de la substance et du sens de ce jalon du cinéma expérimental, et qui ramasse dans son très riche travail d’exégèse esquisses monographiques et ébauche biographique, critique de l’oeuvre photographique, picturale et cinématographique, méditation sur la marchandisation irrésistible de l’art, échappées théoriques vers l’art du vide selon Cage ou Nam June Paik, l’électricité et les vampires, et même un essai sur les racines liturgiques du capitalisme industriel.
Nocturne. Empire. Andy Warhol, mystique du capitalisme en revient sans cesse à cette injonction ; Empire est avant tout discours un film, une captation nocturne de l’Empire State Building dans la nuit new-yorkaise depuis le 41e étage du TimeLife Building situé en face, tourné en 24 images /seconde, puis ralenti pour être projeté en 16 images /secondes. Un film qui est une expérience du temps, de la lumière et de l’obscurité, et cette évidence quelque peu tautologique précède les interprétations symboliques («Empire est un –heu– film pornographique», dixit Warhol avec la journaliste Leticia Kent), métaphysiques («a big nothing», pour Gregory Battcock), marxistes ou postmodernes qu’on pourra en faire, et que le livre ramasse scrupuleusement.
Film facile et «agréable», résume Nicolas Giraud, dans lequel on peut rentrer et sortir sans jamais trahir l’expérience qu’il propose, puisque le film se «moque» d’être vu ou ignoré.
Dessin. La plus belle piste de réflexion proposée par le livre est de la nature de la rêverie, puisqu’elle fait remonter l’intérêt de Warhol pour le gratte-ciel à la vue depuis sa chambre d’enfant, dans les hauteurs de Pittsburgh, d’où il pouvait admirer le Cathedral of Learning, l’un des plus hauts bâtiments de la ville. Une photographie à la même fenêtre en 2023 propose un autre point de départ à cette aventure critique très originale sur ce «peintre qui prétendait avoir abandonné la peinture et qui allait bientôt abandonner le cinéma» : un gratte-ciel, c’est beau, c’est impressionnant tout le temps. La littéralité d’Empire a quelque chose d’un dessin d’enfant.
OLIVIER LAMM