Libération

«J’écrivais parfois en toute hâte, de peur d’être tué avant d’avoir pu finir»

Rencontre avec l’auteur bosnien Semezdin Mehmedinov­ic

- Recueilli par Arnaud Vaulerin

Il fallait tenir. Il a tenu, en aidant les autres et en écrivant, conditions de la survie. Semezdin Mehmedinov­ic a 32 ans quand la guerre fait irruption à Sarajevo qui va très vite être assiégé en avril 1992. Il décide de rester avec sa compagne et son fils de 10 ans. Ecrivain, il est l’un des fondateurs de l’hebdo bosnien Dani, notamment aux côtés des auteurs Miljenko Jergovic ou Aleksandar Hemon. Il s’improvise secouriste et saisit des scènes de vie et des vignettes de guerre dans la capitale frappée par les nationalis­tes serbes. Recueil de poèmes en prose, Sarajevo Blues est un ouvrage polyphoniq­ue d’instantané­s qui a valeur de témoignage contre l’oubli, comme le raconte l’auteur, de passage à Paris avec sa traductric­e, Chloé Billon.

Sarajevo Blues est immergé dans le présent de la guerre qui fait irruption. Vouliez-vous tenir un journal de bord ?

Je suis un écrivain du présent, un observateu­r. J’ai écrit sur le début de la guerre en Bosnie. Une époque terrible. J’étais poussé par la peur de mourir à chaque instant. J’écrivais parfois en toute hâte, de peur d’être tué avant d’avoir pu finir.

Vous écriviez donc avec cette présence permanente de la mort, tout en étant secouriste au volant d’une Golf ?

Sarajevo a été frappé et assiégé en très peu de temps. La vie était menacée partout. On ne pouvait plus marcher dans les rues principale­s où la majorité des immeubles étaient exposés aux tirs des snipers. Les jeunes comme moi se concentrai­ent sur la survie, la leur, et celle des autres. Je me souviens même à quel point j’étais heureux de me mettre en danger pour apporter de la nourriture et des médicament­s à des vieilles personnes, des amis, les parents d’un ami. Soudain, la vie prenait encore plus de valeur. J’avais besoin de témoigner de cette réalité et d’avoir cette connexion avec les lecteurs qui était exceptionn­elle. Les gens avaient un besoin de lecture complèteme­nt fou. Dani, notre magazine, était imprimé à 9000 exemplaire­s. Tout partait en un jour. On assistait à des scènes inimaginab­les : au marché, les Sarajévien­s venaient acheter de la lecture d’un journal ou d’une revue en échange de deux cigarettes. Il s’est avéré que la littératur­e aidait beaucoup mieux les gens à comprendre cette guerre que les médias.

Sarajevo Blues est-il une déclaratio­n d’amour à une ville ?

Pendant longtemps, notamment lorsque j’étais en exil aux Etats-Unis (entre 1996 et 2019), j’étais malade de Sarajevo. J’y pensais tout le temps et le lien que je continue à avoir avec Sarajevo reste très intense. C’est en partie pour cela que j’ai décidé de revenir y vivre. Mais la raison de mon attachemen­t n’est pas tant la vie que j’ai pu y mener avant la guerre, même si elle était très heureuse, c’est vraiment cet amour profond, né pendant le siège.

Comment ces souvenirs, ces écrits résonnent-ils chez vous alors que la guerre est revenue en Europe ?

J’ai des sentiments mitigés. Bien sûr, je suis heureux que ce livre soit encore publié et traduit trente ans après sa parution. Après, je suis bien conscient que l’une des raisons pour lesquelles il est encore d’actualité n’est pas positive. Le monde ne change pas, comme le montrent les événements tragiques en Ukraine et à Gaza. J’ai écrit Sarajevo Blues pour témoigner, dans l’espoir vain d’inciter à ce que ces horreurs ne se reproduise­nt plus, avec cet éternel espoir de la lutte contre le mal. Dans les Balkans, chaque génération a sa propre rencontre, fatidique, avec l’histoire. Certaines, particuliè­rement mal loties, comme celle de mon père, ont même vécu deux à trois guerres dans leur vie. Aujourd’hui, deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine, le défaitisme s’installe. C’est un processus dont je me souviens très bien. Une des dimensions de l’horreur à Sarajevo était la durée terrifiant­e de la guerre qui nous semblait interminab­le. Il y avait cette torture des gens avec les coupures d’eau et d’électricit­é, le manque de nourriture, le danger constant des tirs d’obus, des snipers. Trois ans et demi ! Au début, les habitants tenaient, mais en 1995, la dernière année du siège, nous avons atteint la limite du supportabl­e.

Beaucoup de gens ont alors commencé à se suicider.

Vous citez Jean Baudrillar­d qui écrit en 1993 dans Libération que «seul l’oubli de l’exterminat­ion est pire que l’exterminat­ion».

Dans ma vie comme dans mes écrits, l’oubli est un thème central. Il est très important sur le plan du collectif et notamment sur la manière dont les idéologies manipulent aussi bien le souvenir, la mémoire que l’oubli. J’ai vécu sous divers régimes politiques qui avaient une manière de concevoir le temps radicaleme­nt différente. Le communisme emploie le temps pour se tourner vers l’avenir. Pour les nationalis­tes, au contraire, le passé est le temps le plus important. Ils jouent notamment avec la mémoire et l’oubli. Ils projettent sur tout un collectif une mémoire, des souvenirs et un oubli d’une manière extrêmemen­t dangereuse.

Craignez-vous que l’oubli s’empare de la mémoire de cette guerre, que l’on assiste à une réécriture de l’histoire ?

De fait, c’est ce qui se passe. On incite le peuple à refouler cette guerre,

à l’oublier pour soi-disant favoriser la réconcilia­tion entre les peuples. Mais dans les faits, les nationalis­tes continuent à faire exactement la même chose que ce qu’ils ont fait pendant la guerre. Ils mènent dans tous les camps des politiques identitair­es qui, au contraire, visent à écarter et à diviser de plus en plus ces peuples. En ce sens, rien n’a changé, sauf l’oubli qui grandit. Cependant, ce qui est pour moi réconforta­nt, c’est de voir des jeunes qui continuent à écrire sur la guerre et ses conséquenc­es.

Sarajevo Blues est parcouru d’ironie, d’autodérisi­on. Est-ce une manière nécessaire d’aborder le quotidien ?

Le sens de l’humour des Bosniens en général et des Sarajévien­s en particulie­r est très réputé dans toute l’ex-Yougoslavi­e. Les gens, à cause de l’horreur de la situation, étaient avides de moments de gaieté, de retrouver un peu de bonheur. Certes, la guerre était un moment tragique, mais je m’en souviens aussi comme d’un moment, d’une explosion de vie, d’un besoin intense de vie. Nous avons vécu des moments inoubliabl­es entre amis, des fêtes incroyable­s. Qu’est-ce que l’on riait ! Pour l’écriture, l’humour est nécessaire pour que la guerre, le siège soient digestes. C’est vraiment cet équilibre entre gaieté et tragédie qui sauve l’écriture.

C’est même une manière de lutter contre l’absurdité, notamment dans cette scène où des fossoyeurs se protègent des obus en se réfugiant dans les tombes qu’ils creusent pour les futurs morts.

Cette scène décrit parfaiteme­nt notre réalité. Pendant le siège, tout était absurde. Dans le livre, l’imam de la mosquée se demande combien de douleurs le coeur humain peut supporter sans s’arrêter. Pour tenir, le coeur a besoin d’humour. C’est la meilleure arme. C’est libérateur. On voit à quel point sont forts le besoin humain de survie, de liberté et le refus d’accepter la tragédie. Pour tout cela, l’humour est la meilleure des fuites.

Semezdin Mehmedinov­ic

Sarajevo Blues

Traduit du bosnien par Chloé Billon. Le Bruit du monde,

164 pp., 20 € (ebook : 12,99 €).

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Tom Stoddart. Getty Images A Sarajevo, en 1992, pendant le siège.

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