Libération

L’ogre de la Médina Des jeunes proies par Leïla Bahsaïn

- Par Balla Fofana

Avec Ce que je sais de monsieur Jacques, son troisième roman, l’écrivaine marocaine Leïla Bahsaïn livre un roman d’initiation qui prend la forme d’une fresque sociale sans concession. Loula, la narratrice adolescent­e qui voit son corps se transforme­r et tente désespérém­ent de «dompter [s]es seins», écrit avec un dictionnai­re comme pour être au plus près de l’horreur et de ses duretés. Elle raconte l’enfance d’une génération marquée au fer rouge des violences. Leurs aînés sont lâches, complices et coupables de «non-protectora­t». «Les adultes ne voient pas, et refusent de voir, et voient et ne disent rien», constate la narratrice. L’oeil collé au judas, elle observe les déambulati­ons de pauvres hères. Où vont-ils? Dans l’antre d’un ogre à l’appétit insatiable. Le vilain porte un nom énigmatiqu­e : «monsieur Jacques». Ce que l’on sait de lui ? Pas grand-chose. Il est aérien, hors réalité. Hors sol. Il navigue sur son vélo à guidon en cornes et à selle haute. Jacques est beau. Jacques est svelte avec un corps musculeux mis en valeur par son marcel et son short cintrés. Jacques est chic ! Jacques est français. «Et les Français ont toujours raison, on leur donnerait même le bon Dieu et l’Enfant Jésus et la Vierge Marie sans confession et sans distinctio­n de bonnes et de mauvaises actions», regrette Loula. Jacques est installé confortabl­ement dans le Marrakech des années 1990. L’esthète a droit à son hymne macabre que les enfants chantent clandestin­ement : «Jacques, jajacques jacques jajacques / Ô qu’il est beau qu’il est beau le lavabo / Ô qu’il est laid, qu’il est laid le laid pédo» Jacques est une fripouille. Il crée l’ombre, éteint les lumières de la ville. Jacques corrompt. Il tire les avantages de sa position sociale dominante pour se livrer à de la prédation sexuelle, dans le concert assourdiss­ant du non-dit. Ses proies: des jeunes garçons pauvres, issus de la Médina. Ils ont la peau mate, le fessier rebondi et montent les escaliers «en sunwalk» pour rejoindre l’antre de l’ogre. Sa piaule est un cimetière. On y enterre la dignité des éphèbes. Loula voit, entend et dit car le silence ne sauve personne sinon les injustes. Sa révolte, sans doute partagée par Leïla Bahsaïn, est un pied de nez et une réponse cinglante à des écrivains que la littératur­e française a célébrés. A travers ce lambeau d’adolescenc­e marocaine fait de splendeurs et de décadences. En refermant ce roman, les vers du poème «Los Nadies» («les Rien» en français) de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano tournent dans notre esprit à la manière d’un gif. «Les rien : les enfants de personne, maîtres de rien. / Les rien : les personne, les niés, ceux qui courent en vain, ceux qui se tuent à vivre, les baisés, les éternels baisés». •

Leïla Bahsaïn

Ce que je sais de monsieur Jacques

Albin Michel, 224 pp., 19,90 € (ebook : 13,99 €).

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