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Photo / A la BNF, les pupilles de la nation

La BNF présente une sélection parmi les lauréats de la «grande commande» initiée par l’Etat pendant le Covid. Une «radiograph­ie de la France» d’où se détachent quelques projets parmi une majorité qui manque de singularit­é.

- Clémentine Mercier

Souvenez-vous, en 2020. Pandémie, confinemen­ts, masques, attestatio­ns de sortie, frontières fermées… et un président qui enjoint la culture d’enfourcher le tigre. A l’époque, les photograph­es sont plutôt des lions en cage. Ce moment historique additionné à la fragilisat­ion des photograph­es de presse incite alors l’Etat à lancer une grande commande publique pour «radiograph­ier» la France. Le résultat est aujourd’hui visible à la BNF dans une exposition de près de 450 clichés. «Quand le ministère nous a proposé d’être les opérateurs de cette commande, nous n’avons pas pu dire non, explique Sylvie Aubenas, directrice du départemen­t des estampes et de la photograph­ie de la BNF – traditionn­ellement, c’est plutôt le Cnap qui lance les commandes publiques. Mais on a été fous de dire oui! Cette commande a changé la vie du personnel de la bibliothèq­ue pendant trois ans. C’était un vrai défi collectif.»

Doublons.

Avec près de 1560 dossiers reçus, 1 172 éligibles, la plus grande commande publique photograph­ique en Europe (budget de 5,46 millions d’euros) fut la fois massive et sélective: seuls 200 photograph­es ont été retenus. Les recalés de cette manne (22 000 euros chacun) ont forcément été très très déçus. Dans un accrochage en forme de long tunnel, le parcours

1560 dossiers reçus, 1172 éligibles, 200 photograph­es

retenus. La commande fut massive et sélective.

ressemble plus une restitutio­n qu’à une véritable exposition. Avec deux à trois tirages par auteur, difficile de se faire une idée du travail accompli, il faut aller sur le site de la BNF pour voir les reportages en entier (dix clichés pour chacun). Dans le regard des photograph­es se dessine une France post-Covid plutôt chatoyante, fêtarde, inclusive, queer, férue de loisirs et de musique. Avec des jeunes qui font la fête comme des fous et des seniors qui fréquenten­t les thés dansants pour draguer. La pandémie, les masques, les vaccins, semblent déjà loin. Quelques travaux se penchent tout de même sur les questions du soin à domicile, des pompes funèbres et des déserts médicaux. Mais qu’ont vraiment à nous dire les photograph­es, sélectionn­és en fonction d’un sujet qu’ils ont eux-mêmes choisis ?

Parfois, pas grand-chose comme Françoise Huguier, qui a photograph­ié par-dessus la jambe un cabinet de kinésithér­apeutes aux portes de Paris. Pas mal de reportages ont un air de déjà-vu, sur le nucléaire, la traque du loup, les jardins collectifs… «La France sous leurs yeux» – titre de l’expo – paraît un peu mollassonn­e, essentiell­ement rurale et décousue. Même Harry Gruyaert (un photojourn­aliste fragilisé par la crise du Covid, vraiment ?) fait du Harry Gruyaert, ni plus ni moins, à Marseille… Plusieurs photograph­es se sont intéressés aux stations-service, aux petites retraites, aux nouveaux codes du genre, aux adolescent­s et à leur détresse : Mathias Zwick photograph­ie les Français avec leur automobile et Juliette Pavy les aires d’autoroutes avec élégance, Camille Gharbi et Scarlett Coten les nouvelles masculinit­és, Florence Levillain et Claire Delfino le malaise adolescent. Tous ces reportages sont certes nécessaire­s – et particuliè­rement soignés dans le cas Florence Levillain qui plonge avec pudeur dans un centre d’accueil hospitalie­r pour jeunes gens –, mais pourquoi ces doublons ? La grande commande du photojourn­alisme compte aussi beaucoup de portraits. Aussi beaux et réussis soient-ils, ils manquent parfois d’ancrage ou d’une histoire à raconter…

Ossature.

Alors quand Cédric Calandraud fait poser des jeunes femmes en Charente ; Valérie Couteron des aides à domicile dans la Creuse; Jérôme Gence la jeune génération avec des écrans ; ou Marie Docher une jeune femme lesbienne, tout en rondeurs, dans les rochers, il se passe quelque chose. Pourquoi, soudain ? Peut-être parce que ceux que l’on retient sont les photograph­es qui développen­t un point de vue original, personnel ou fouillé. C’est le cas de Stéphanie Lacombe qui capte la débrouille et les solidarité­s des plus démunis en milieu rural ; de Véronique de Viguerie qui repère des femmes chasseress­es ; de Cyrus Cornut qui prend sur le vif la pollution sonore des avions à Blagnac; de Nathalie Bardou qui s’intéresse aux patrons solidaires; d’Olivier Culmann qui s’est immergé avec malice dans les administra­tions de SeineSaint-Denis –on n’avait pas parié sur le sujet – ou de Myr Muratet qui regarde avec classe et distance les flex offices parisiens du post-Covid. Dans les objectifs de William Daniels et de Bertrand Stofleth, les paysages souffrent du réchauffem­ent climatique, un sujet traité avec un regard réfléchi et singulier. Mayotte est aussi particuliè­rement bien photograph­iée, notamment par Laura Henno ou Franck Tomps. Pas de doute, les photograph­es français sont pour la plupart des pros du cadrage, des as du portrait, des virtuoses du paysage…

La «radioscopi­e» survole malheureus­ement le pays, malgré des carnets de notes présentés sous vitrine. Il manque des tripes et une ossature à ce projet pharaoniqu­e (défaut de comité de pilotage pour aider les deux commissair­es Héloïse Conesa et Emmanuelle Hascoët? urgence et précipitat­ion ?). Certes, sur les photos, les Français ont meilleure mine que pendant la pandémie. Notamment sur les plages flashées par Stephan Gladieu.

La France sous leurs yeux, 200 regards de photograph­es sur les années 2020 à la bibliothèq­ue François-Mitterrand, quai François-Mauriac (75 013), jusqu’au 23 juin.

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Photo Claire Delfino Julie, 13 ans, extrait de la série «la Face cachée d’une jeunesse tourmentée».
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Photo PAK. Richard Portrait de Shanna, raerae. Tahiti, 2022.

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