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«Si on n’y prend pas garde, ça peut arriver à nouveau»

Samuel Pintel consacre sa retraite à entretenir la mémoire de ses 44 camarades déportés et exterminés parce que nés juifs.

- Recueilli par A.-S.L.

Samuel Pintel, qui avait pu quitter la maison d’enfants d’Izieu juste avant la rafle du 6 avril 1944, s’occupe du lieu et d’entretenir le souvenir de ses 44 camarades, notamment auprès des jeunes en milieu scolaire. En ce mois de mars, il vient de publier ses mémoires, l’Enfant d’Izieu. Alors qu’il s’apprête à commémorer le 80e anniversai­re de la rafle, il laisse affleurer son inquiétude pour l’avenir de la maison d’Izieu en cas de victoire de l’extrême droite aux élections.

Pourquoi avoir attendu 80 ans avant de publier ce livre ?

De tous les témoins passés par Izieu, et il n’en reste plus beaucoup, je suis celui qui a gardé le plus de mémoire de cette époque. C’est une mémoire personnell­e que j’ai enrichie avec d’autres éléments. Pour ce livre, je suis allé rechercher mon témoignage enregistré il y a dix ans par une historienn­e du camp de Bergen-Belsen, où ma mère a été déportée, ainsi que des textes que je destinais à ma famille et que je n’avais pas prévu de publier, car je n’aime pas faire part de trop de sentiments personnels.

Vous participez au Musée mémorial de la maison d’Izieu depuis sa création, vous évoquez une «dette de mémoire imprescrip­tible»

à l’égard des 44 enfants… A plusieurs reprises, j’ai réussi à m’en tirer. J’ai eu de la chance, tant de chance que cela en est insolent. A ceux qui n’ont pas pu s’en tirer, je leur dois quelque chose. Pourquoi eux, et pas moi ? Je ne devrais pas être là à parler. Mon cursus aurait dû s’arrêter à 5 ans le jour de la rafle du Vél d’Hiv. Mais nous ne sommes pas arrêtés parce que ma mère était femme de prisonnier de guerre, et que ces femmes, qui étaient enregistré­es et portaient l’étoile, ne figuraient pas sur ces listes (1).

La reconnaiss­ance d’Izieu n’est arrivée que tardivemen­t, la maison est inaugurée en 1994. Vous-même, vous ne l’avez identifiée que quarante ans plus tard lors du procès Barbie. Comment l’expliquez-vous ?

Ma mère, je l’ai perdue très tôt, en 1951 [rescapée, elle est morte d’un cancer, ndlr]. Après le retour des déportés, ma mère, quand je la retrouve, me dit deux choses. «Tu as eu de la chance, tu n’es pas venu avec moi parce que dans le camp où j’étais, il n’y avait rien à manger. Le peu que j’avais, je te l’aurais donné, et ni toi ni moi ne serions revenus. Tu as aussi eu de la chance parce dans la maison d’enfants où tu étais, tous ont été déportés.» C’est tout. Nous n’en avons pas plus parlé. J’avais retrouvé ma mère, c’était très bien, le reste, c’était fini, on repartait dans la vie. Il y avait des tas de questions à lui poser que je n’ai pas posées. C’est stupide, mais il faut avoir un certain âge pour… Bon, c’est comme ça. Ensuite, je n’ai personne pour m’en parler, il ne se passe rien. Je n’ai aucun élément, je ne sais pas qui a été arrêté ni quand, le néant. Personne ne me sollicitai­t. Rien, rien. J’allais à Annecy, je parlais de l’arrestatio­n [la rafle de l’hôtel des Marquisats, le 16 novembre 1943, ndlr], je demandais si quelqu’un savait quelque chose sur ce jour-là, personne n’était jamais au courant de rien.

Jusqu’au procès Barbie et au lien fort que vous nouez au début des années 90 avec Sabine Zlatin…

Nous avons retrouvé les registres de présence à Izieu et avec eux, le nom des 105 enfants passés par la maison. Avec l’historienn­e en charge des archives de la maison, Anne Grynberg, on décide de lancer des avis de recherche pour essayer de retrouver les anciens passés par la colo. On n’en a trouvé que 25, les autres ne se sont pas manifestés. Nous n’avons pas réussi à associer des noms à tous les visages sur les photos. Heureuseme­nt, une dizaine se sont impliqués dans la mémoire. Avec certains, c’est très curieux, même si nous ne nous sommes pas connus à l’époque, nous avons quelque chose de commun, de très fort. Tous ces petits sont des nonagénair­es. Dans peu de temps, il n’y en aura plus. Que va-t-il rester ?

Que dites-vous aux nombreux scolaires auprès desquels vous témoignez ?

Je ne leur fais pas un récit larmoyant, je leur donne les faits et des anecdotes. Je leur dis que je ne leur demande pas de pleurer avec moi, ni d’endosser mon fardeau de mémoire. Ce que je veux surtout, c’est qu’ils soient i nformés, qu’ils sachent que c’est arrivé et que si on n’y prend pas garde, ça peut arriver à nouveau. Et je leur dis que ces gamins, qui n’avaient rien fait à personne, ils ont été arrêtés parce que nés juifs, comme les 11 400 enfants déportés. Et ça, il ne faut pas qu’ils l’oublient, que la haine et le rejet, surtout si c’est pris en main par un Etat fasciste et raciste, cela conduit à des catastroph­es. Donc il faut qu’ils aient cela en mémoire pour devenir des citoyens français à part entière. Ils connaissen­t mon parcours, c’est eux qui deviennent des témoins et reprennent le flambeau. Qu’ils n’oublient pas. C’est tout. (1) En vertu des clauses humanitair­es contenues dans la convention de Genève, qui furent, dans un premier temps, appliquées.

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