Faussaire à convictions
Dans un livre-entretien, Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, relate le piratage éditorial du «Traité du style» de Louis Aragon en 1979.
«Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une seconde.» C’est un pirate qui n’est pas un repenti. En 1979, Gérard Berréby décide de pirater l’édition Gallimard du Traité du style (1928) de Louis Aragon. L’écrivain, qui avait rejoint le Parti communiste, n’autorisait pas sa réimpression. Le futur fondateur des éditions Allia, grand lecteur dans le sillage des situationnistes, travaille alors à Paris comme ouvrier dans un laboratoire et tombe dessus. «C’est là que j’ai appris qu’il s’opposait à sa réédition car il n’assumait plus les idées qu’il y développait (ses positions surréalistes contre l’Etat, contre l’armée, contre l’académisme littéraire…). Il avait révisé son point de vue pour entrer dans une approche beaucoup plus consensuelle du monde. La première phrase de ce livre m’avait fasciné : “Faire, en français, signifie chier.” “Faire”, en grec, correspond à la création poétique… La dernière phrase m’avait également enchanté : “Je conchie l’armée française dans sa totalité.”»
Irrévérent. Gérard Berréby revient en détail sur ce fait d’armes dans un long entretien avec Aurélie Noury, éditrice aux éditions Incertain Sens, et au-delà, sur le sens de ce geste quarante ans plus tard, à l’époque où le piratage a pris une tout autre dimension avec le numérique. C’est de la vieille histoire, mais elle a du sel. A l’époque, comme il n’avait pas été réédité depuis 1928 (il y eut un deuxième tirage en 1939, puis plus rien en quarante ans), le Traité du style était introuvable, ou alors très cher. Guidé par la phrase de Lautréamont, «Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique», Berréby casse sa tirelire et achète un exemplaire de la première édition – «quelque chose comme 150 euros aujourd’hui». Avec l’aide d’un maquettiste, Patrick Lébédeff, qui deviendra directeur artistique d’Allia (fondé trois ans plus tard, en 1982), il réalise une couverture identique à celle de Gallimard, et le contenu en représente l’exact fac-similé. Signe distinctif : sur la quatrième de couverture s’étale un aphorisme irrévérent du surréaliste belge Louis Scutenaire : «Ici gît Aragon Louis. On n’est pas sûr que ce soit lui.»
Berréby trouve un imprimeur dans le XXe arrondissement de Paris qui lui dit : «Ecoutez, moi je vous le fais, vous venez avec une camionnette, vous prenez vos livres, vous payez en liquide sans facture, et je ne vous connais plus.» Les 1 000 exemplaires sont stockés chez son frère à Sarcelles, puis il dépose des piles dans des librairies de la capitale, à Lyon, Amiens, Marseille, Bruxelles. Par jeu, Berréby va jusqu’à créer une maison d’édition fictive, les «éditions du Souvenir», sise rue de Varenne, à l’adresse d’Aragon. «Je ne m’envisageais à l’époque ni comme un voyou ni comme un monnayeur. Mon état d’esprit et les convictions qui me portaient me donnaient toute la légitimité pour agir.»
Bibliophilie. Ni vu ni connu, Gérard Berréby n’a pas été inquiété et n’a révélé être l’auteur du forfait qu’à l’automne 2005 dans une interview à Christophe Bourseiller pour la revue Archives et documents situationnistes. Des librairies parisiennes ont été poursuivies pour recel de contrefaçon. Un exemplaire pirate a même été analysé en laboratoire : «Jusqu’à finalement pouvoir affirmer que le papier utilisé était postérieur à la Seconde Guerre mondiale ! Un vrai gag !» Peu de temps après, Gallimard rééditait le Traité du style dans la collection «l’Imaginaire». L’édition pirate elle, qui dénonçait la rareté de son modèle, est aujourd’hui un objet de bibliophilie.
Documents relatifs à l’édition pirate du Traité du style de Louis Aragon fait écho à Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste publié par Allia en 1985, dans lequel Gérard Berréby avait compilé tous les documents antérieurs à la fondation de l’IS, en 1957. Il eut aussi maille à partir avec des ayants droit. Comme pour le Traité du style, «j’étais sincèrement habité par la conviction que la portée intellectuelle de ces textes appartenait à tout le monde. Pour moi le concept d’anticopyright justifiait toute publication du moment qu’un document venait enrichir un projet, nourrir l’histoire des idées».
Le beau livre publié par les éditions Incertain Sens compile de même, après l’entretien, photos, courriers, articles et témoignages de l’époque. Et au-delà du récit de l’initiative éditoriale clandestine, l’échange entre Gérard Berréby et Aurélie Noury aborde la question de la propriété de l’oeuvre, de l’initiative de Kenneth Goldsmith avec son site UbuWeb créé en 1996 et qui vient d’ailleurs juste de l’arrêter, du piratage à l’heure du numérique. «Aujourd’hui, toutes les oeuvres sont malmenées parce que tout le monde s’en sert. […] La situation implosera de l’intérieur. On n’a pas le temps de se retourner, juridiquement s’entend, qu’en trois secondes, un livre est scanné !»
Gérard Berréby et Aurélie Noury Documents relatifs à l’édition du Traité du style de Louis Aragon par Gérard Berréby
Postface de Nathalie Leleu. Incertain Sens, 152 pp., 13 €.