A Cuba, des intellectuels en ébullition dans une dictature à bout de souffle
«Dommage anthropologique», «désobéissance technologique» ou encore «populisme punitif» : en dépit des difficultés économiques et de la répression politique, les intellectuels de l’île continuent de produire des concepts originaux pour penser la situation qu’ils traversent.
Avec le soleil qui tape aux vitres et la vingtaine de motos, scooters et vélos trafiqués aux moteurs encore chauds et odorants entre lesquels on est collés, le «bicybus» se transforme vite en fournaise ambulante. On s’y fera : c’est le moyen le plus courant, et le plus économique, de passer sous le tunnel qui sépare le centre de La Havane du Reparto où nous reçoivent Javier Mora et Zulema Rodriguez. Ils habitent un modeste appartement dans un immeuble avec vue sur la mer. Pour une maison d’intellectuels, il n’y a pas beaucoup de livres. Pas beaucoup de pas grand-chose, en fait: une étagère à moitié vide, une table pour travailler, trois fauteuils sur lesquels on s’installe pour entamer la discussion.
L’île traverse, depuis la pandémie, l’une des pires crises sociales et économiques de son histoire, et le couple d’intellectuels, artistes et militants, n’a pas été épargné, surtout depuis qu’ils ont participé aux manifestations du 11 juillet 2021, le mouvement de contestation le plus massif de l’histoire récente du pays. «Le peuple cubain est descendu pacifiquement demander un changement de régime, et l’Etat lui a répondu par des coups, avant d’annoncer que “la rue appartient aux révolutionnaires” et que “l’ordre de combat est donné”, s’étrangle encore aujourd’hui Javier Mora. A partir de ce moment-là, on ne peut plus penser pareil : il y a un avant et un après.» Le 15 juillet, Mora rend sa carte de l’Union des écrivains et artistes de Cuba (Uniac), dont il déplore le silence.
«Moment de crise»
Le lendemain, il est arrêté par un policier qui l’a vu participer aux manifestations, et placé en détention. «J’ai signalé qu’il y avait une faute d’orthographe sur l’un des panneaux du poste, et ils ont commencé à me chahuter», s’indigne-t-il, presque ingénument. Avant de reprendre, plus sérieux : «Ce moment de crise m’a fait comprendre que soit tu es d’un côté, soit tu es de l’autre. Si tu ne dis rien, parce que tu as peur de perdre tes privilèges et ton poste au sein de l’institution, tu es complice.» Le dilemme de Javier Mora résume bien la situation des intellectuels à Cuba : comment pense-t-on dans un pays totalitaire au bord de l’effondrement ? Malgré les difficultés économiques, le pays continue d’investir dans la culture : il jouit encore d’institutions artistiques et intellectuelles assez fortes, mais totalisantes. Hors d’elles, point de salut : impossible d’être publié, d’accéder à la plupart des espaces de débat, ou simplement de travailler, quand il ne s’agit pas tout simplement de finir en prison (les associations dénombrent plus de 1 000 prisonniers politiques après les manifestations du 11 juillet 2021, dont la plupart n’ont toujours pas été libérés) ou en exil.
Après le 11 juillet 2021, les deux intellectuels ont perdu leur emploi et ont dû déménager à plusieurs reprises : «Des voisines qui m’avaient vu naître ont cru la police lorsque celle-ci a dit que j’étais payée par la CIA pour critiquer le gouvernement; même ma mère m’a posé des questions !» raconte Zulema Rodriguez, qui travaille maintenant pour un journal indépendant localisé à Madrid. Le directeur de la revue catholique Vitral, Dagoberto Valdés Hernández, a proposé dans les années 90 un concept original pour analyser les effets de cette omniprésence de l’Etat cubain dans tous les pans de la vie des citoyens, des relations de voisinage et jusque dans leur sphère intime. Pour lui, les Cubains subissent un «dommage anthropologique», c’est-à-dire «l’affaiblissement des facultés cognitives et émotionnelles, de la dimension éthique, sociale et spirituelle de la personne humaine», écrit-il. Autrement dit : l’Etat vampirise la capacité des Cubains à être eux-mêmes.
«Double pensée»
En conséquence, ils ont dû apprendre à vivre avec une «double morale, qui consiste à dire une chose quand on en pense une autre», analyse Laritza Diversent, juriste et fondatrice de l’association Cubalex – une pratique qui n’est pas sans rappeler la «double pensée» des personnages de 1984 de George Orwell. Un exemple frappant en est donné dans le documentaire El Caso Padilla (2022), qui présente une séance d’autocritique à laquelle a dû se livrer l’écrivain Heberto Padilla en 1971, où on le voit affirmant son amour pour la révolution com
muniste de 1959 quelques jours après l’avoir vertement critiquée.
La juriste de formation évoque l’affaire par téléphone : elle vit aux Etats-Unis depuis que le siège de son association, qui visait à apporter un soutien juridique aux prisonniers politiques, a été visité par un raid de la police de l’Etat. C’est peu dire que le gouvernement goûtait mal son envie de remédier à «l’analphabétisme juridique», c’est-à-dire le fait que «les Cubains ne connaissent pas les lois ou les institutions qui pourraient les protéger, quand ce n’est pas simplement qu’ils n’imaginent même pas que la loi peut les défendre». L’arrivée récente d’Internet (en 2015 dans les «places wifi», et fin 2018 en tant que données mobiles) a profondément recomposé le paysage intellectuel cubain. L’une des premières conséquences est paradoxale : les néo-internautes ont découvert les faits divers qui se passent sur leur propre sol, presque absents du récit officiel, mais mis en exergue par les médias d’opposition basés aux Etats-Unis. L’idée (plutôt exagérée) que l’île devenait mal famée est montée en puissance. Le gouvernement a pu en jouer, en développant ce que les criminologues britanniques Anthony Bottoms et David Garland ont appelé «populisme punitif», aujourd’hui repris pour décrire la situation cubaine : un «mode de gouvernance basé sur l’exploitation des faits divers», et «une stratégie politique, manipulatrice et réactionnaire de l’Etat qui consiste à exploiter les insécurités collectives pour neutraliser certains débats sociaux et criminaliser, de manière sélective, certains comportements et secteurs sociaux, de manière à finalement restreindre les libertés fondamentales», comme l’écrit la journaliste indépendante Kianay Anandra. Plus on parle de la criminalité, mieux on peut justifier le recours à la police et se présenter en lutte aux côtés des citoyens : une recette éprouvée.
Subsister
Mais avec les blogs (pour les plus précurseurs), puis les réseaux sociaux, c’est surtout une multitude de voix qui s’élèvent soudain, et d’espaces d’expression qui s’offrent à des penseurs jusque-là tenus hors des médias officiels. Certes, Internet à Cuba est lent, instable, et bon nombre de sites (dont celui de Libé) sont inaccessibles. Mais subsister à travers les chocs de l’histoire et les heures sombres du Periodo Especial, l’autre grande crise traversée par le pays dans les années 90, a forgé une culture de la débrouille et du bidouillage des outils du quotidien. La plupart des Cubains ont vite adopté des VPN (qui permettent d’accéder aux pages censurées) et ont compris comment utiliser les plateformes à leurs fins. Nombreux sont ceux qui multiplient les combines pour accéder à des sites interdits, transformer Facebook en réseau national de marché noir ou pour faire circuler des informations négligées par la presse officielle. Cette tendance à modifier l’usage d’un outil, c’est ce que le designer Ernesto Oroza appelle la «désobéissance technologique», qui décrit «la manière particulière dont les Cubains interagissent avec la technologie, sans respecter les critères d’autorité des objets contemporains».
On croise Raymar Agudo, l’un des critiques et intellectuels influents de cette nouvelle génération (il est né avec le nouveau millénaire), dans l’un des cafés alternatifs du Vedado, le quartier des intellos et artistes de La Havane. Pour le jeune homme, bras tatoués et banane à la ceinture, Internet a été «la plus grande révolution de [s]on existence : pendant de longues années, il y a eu un manque d’accès au débat et à l’analyse des problèmes sociaux et économiques du pays. Il n’y avait, tout simplement, pas d’espace pour en parler».
Médias indépendants
Quelques jours plus tard, on apprenait que son accès à Internet avait été coupé, vraisemblablement par le gouvernement, qui utilise fréquemment cette tactique contre les voix dissidentes. Reste que les médias indépendants ont fait surgir des débats sur l’inégalité raciale et l’inégalité de genre, qui avaient été mis sous le tapis par la révolution socialiste et sa promesse d’abolir toutes les oppressions. «Alors que la plupart des penseurs travaillaient sur le féminisme et le racisme au début du XXe siècle, c’est devenu après la révolution un sujet tabou, auquel les intellectuels officiels n’osaient pas se frotter», pointe l’essayiste Roberto Zurbano, l’une des voix les plus affûtées sur la question. Résultat : il a fallu trouver des espaces hors des institutions pour en discuter. «Mais ce n’est pas simple, parce qu’on n’a plus le temps de penser, à cause de la situation économique du pays. Il faut faire la queue pour acheter à manger, trouver une combine pour gagner quelques sous…» Malgré cela, Zurbano a apporté des contributions théoriques importantes. D’abord, il identifie «un néoracisme et un néomachisme», à savoir un retour, jusque dans les institutions officielles, de «gestes, phrases, blagues et commentaires péjoratifs, dans le cadre d’une nation socialiste caribéenne», visant les personnes noires et les femmes. C’est pour lui la conséquence d’un «colonialisme interne, qui fait que les intellectuels noirs cubains devaient citer Marx ou Lénine plutôt que des penseurs caribéens comme Fernando Ortiz ou Eric Williams s’ils voulaient être crédibles», et qui a perpétué des mécanismes de domination à toutes les échelles. Cette disparition des noirs dans l’espace intellectuel se double, pour lui, de leur effacement dans l’espace public. Roberto Zurbano décrit Cuba comme une «plantation invisible» : «Dans le quartier [touristique] de la Vieille Havane, les femmes noires ont le même rôle qu’elles avaient quand elles étaient esclaves, quand Cuba était une plantation coloniale [1511-1886, ndlr] : elles nettoient les toilettes, travaillent en cuisine ou vendent des fleurs en costume d’esclave.»
Signe que Cuba est traversé par un certain dynamisme intellectuel, une nouvelle génération reprend et approfondit aujourd’hui les travaux de Roberto Zurbano. Avec un brin de timidité, comme n’osant pas se hisser sur le même podium que sa figure tutélaire, Mel Herrera, activiste trans, propose quant à elle de parler de «plantation cis-hétérosexuelle», pour souligner que «le sujet trans a été marginalisé, invisibilisé, exclu du champ de la citoyenneté, avec la mentalité coloniale». Mel Herrera a créé en 2023 Subalternas, une revue «afrotransféministe et décoloniale» particulièrement stimulante : comme un cri du coeur, qui donne à entendre, depuis les rares espaces qu’ils parviennent à se forger, les voix de celles et ceux qui veulent penser le changement.