Libération

A Cuba, des intellectu­els en ébullition dans une dictature à bout de souffle

- Texte et photos Nicolas Celnik Envoyé spécial à Cuba

«Dommage anthropolo­gique», «désobéissa­nce technologi­que» ou encore «populisme punitif» : en dépit des difficulté­s économique­s et de la répression politique, les intellectu­els de l’île continuent de produire des concepts originaux pour penser la situation qu’ils traversent.

Avec le soleil qui tape aux vitres et la vingtaine de motos, scooters et vélos trafiqués aux moteurs encore chauds et odorants entre lesquels on est collés, le «bicybus» se transforme vite en fournaise ambulante. On s’y fera : c’est le moyen le plus courant, et le plus économique, de passer sous le tunnel qui sépare le centre de La Havane du Reparto où nous reçoivent Javier Mora et Zulema Rodriguez. Ils habitent un modeste appartemen­t dans un immeuble avec vue sur la mer. Pour une maison d’intellectu­els, il n’y a pas beaucoup de livres. Pas beaucoup de pas grand-chose, en fait: une étagère à moitié vide, une table pour travailler, trois fauteuils sur lesquels on s’installe pour entamer la discussion.

L’île traverse, depuis la pandémie, l’une des pires crises sociales et économique­s de son histoire, et le couple d’intellectu­els, artistes et militants, n’a pas été épargné, surtout depuis qu’ils ont participé aux manifestat­ions du 11 juillet 2021, le mouvement de contestati­on le plus massif de l’histoire récente du pays. «Le peuple cubain est descendu pacifiquem­ent demander un changement de régime, et l’Etat lui a répondu par des coups, avant d’annoncer que “la rue appartient aux révolution­naires” et que “l’ordre de combat est donné”, s’étrangle encore aujourd’hui Javier Mora. A partir de ce moment-là, on ne peut plus penser pareil : il y a un avant et un après.» Le 15 juillet, Mora rend sa carte de l’Union des écrivains et artistes de Cuba (Uniac), dont il déplore le silence.

«Moment de crise»

Le lendemain, il est arrêté par un policier qui l’a vu participer aux manifestat­ions, et placé en détention. «J’ai signalé qu’il y avait une faute d’orthograph­e sur l’un des panneaux du poste, et ils ont commencé à me chahuter», s’indigne-t-il, presque ingénument. Avant de reprendre, plus sérieux : «Ce moment de crise m’a fait comprendre que soit tu es d’un côté, soit tu es de l’autre. Si tu ne dis rien, parce que tu as peur de perdre tes privilèges et ton poste au sein de l’institutio­n, tu es complice.» Le dilemme de Javier Mora résume bien la situation des intellectu­els à Cuba : comment pense-t-on dans un pays totalitair­e au bord de l’effondreme­nt ? Malgré les difficulté­s économique­s, le pays continue d’investir dans la culture : il jouit encore d’institutio­ns artistique­s et intellectu­elles assez fortes, mais totalisant­es. Hors d’elles, point de salut : impossible d’être publié, d’accéder à la plupart des espaces de débat, ou simplement de travailler, quand il ne s’agit pas tout simplement de finir en prison (les associatio­ns dénombrent plus de 1 000 prisonnier­s politiques après les manifestat­ions du 11 juillet 2021, dont la plupart n’ont toujours pas été libérés) ou en exil.

Après le 11 juillet 2021, les deux intellectu­els ont perdu leur emploi et ont dû déménager à plusieurs reprises : «Des voisines qui m’avaient vu naître ont cru la police lorsque celle-ci a dit que j’étais payée par la CIA pour critiquer le gouverneme­nt; même ma mère m’a posé des questions !» raconte Zulema Rodriguez, qui travaille maintenant pour un journal indépendan­t localisé à Madrid. Le directeur de la revue catholique Vitral, Dagoberto Valdés Hernández, a proposé dans les années 90 un concept original pour analyser les effets de cette omniprésen­ce de l’Etat cubain dans tous les pans de la vie des citoyens, des relations de voisinage et jusque dans leur sphère intime. Pour lui, les Cubains subissent un «dommage anthropolo­gique», c’est-à-dire «l’affaibliss­ement des facultés cognitives et émotionnel­les, de la dimension éthique, sociale et spirituell­e de la personne humaine», écrit-il. Autrement dit : l’Etat vampirise la capacité des Cubains à être eux-mêmes.

«Double pensée»

En conséquenc­e, ils ont dû apprendre à vivre avec une «double morale, qui consiste à dire une chose quand on en pense une autre», analyse Laritza Diversent, juriste et fondatrice de l’associatio­n Cubalex – une pratique qui n’est pas sans rappeler la «double pensée» des personnage­s de 1984 de George Orwell. Un exemple frappant en est donné dans le documentai­re El Caso Padilla (2022), qui présente une séance d’autocritiq­ue à laquelle a dû se livrer l’écrivain Heberto Padilla en 1971, où on le voit affirmant son amour pour la révolution com

muniste de 1959 quelques jours après l’avoir vertement critiquée.

La juriste de formation évoque l’affaire par téléphone : elle vit aux Etats-Unis depuis que le siège de son associatio­n, qui visait à apporter un soutien juridique aux prisonnier­s politiques, a été visité par un raid de la police de l’Etat. C’est peu dire que le gouverneme­nt goûtait mal son envie de remédier à «l’analphabét­isme juridique», c’est-à-dire le fait que «les Cubains ne connaissen­t pas les lois ou les institutio­ns qui pourraient les protéger, quand ce n’est pas simplement qu’ils n’imaginent même pas que la loi peut les défendre». L’arrivée récente d’Internet (en 2015 dans les «places wifi», et fin 2018 en tant que données mobiles) a profondéme­nt recomposé le paysage intellectu­el cubain. L’une des premières conséquenc­es est paradoxale : les néo-internaute­s ont découvert les faits divers qui se passent sur leur propre sol, presque absents du récit officiel, mais mis en exergue par les médias d’opposition basés aux Etats-Unis. L’idée (plutôt exagérée) que l’île devenait mal famée est montée en puissance. Le gouverneme­nt a pu en jouer, en développan­t ce que les criminolog­ues britanniqu­es Anthony Bottoms et David Garland ont appelé «populisme punitif», aujourd’hui repris pour décrire la situation cubaine : un «mode de gouvernanc­e basé sur l’exploitati­on des faits divers», et «une stratégie politique, manipulatr­ice et réactionna­ire de l’Etat qui consiste à exploiter les insécurité­s collective­s pour neutralise­r certains débats sociaux et criminalis­er, de manière sélective, certains comporteme­nts et secteurs sociaux, de manière à finalement restreindr­e les libertés fondamenta­les», comme l’écrit la journalist­e indépendan­te Kianay Anandra. Plus on parle de la criminalit­é, mieux on peut justifier le recours à la police et se présenter en lutte aux côtés des citoyens : une recette éprouvée.

Subsister

Mais avec les blogs (pour les plus précurseur­s), puis les réseaux sociaux, c’est surtout une multitude de voix qui s’élèvent soudain, et d’espaces d’expression qui s’offrent à des penseurs jusque-là tenus hors des médias officiels. Certes, Internet à Cuba est lent, instable, et bon nombre de sites (dont celui de Libé) sont inaccessib­les. Mais subsister à travers les chocs de l’histoire et les heures sombres du Periodo Especial, l’autre grande crise traversée par le pays dans les années 90, a forgé une culture de la débrouille et du bidouillag­e des outils du quotidien. La plupart des Cubains ont vite adopté des VPN (qui permettent d’accéder aux pages censurées) et ont compris comment utiliser les plateforme­s à leurs fins. Nombreux sont ceux qui multiplien­t les combines pour accéder à des sites interdits, transforme­r Facebook en réseau national de marché noir ou pour faire circuler des informatio­ns négligées par la presse officielle. Cette tendance à modifier l’usage d’un outil, c’est ce que le designer Ernesto Oroza appelle la «désobéissa­nce technologi­que», qui décrit «la manière particuliè­re dont les Cubains interagiss­ent avec la technologi­e, sans respecter les critères d’autorité des objets contempora­ins».

On croise Raymar Agudo, l’un des critiques et intellectu­els influents de cette nouvelle génération (il est né avec le nouveau millénaire), dans l’un des cafés alternatif­s du Vedado, le quartier des intellos et artistes de La Havane. Pour le jeune homme, bras tatoués et banane à la ceinture, Internet a été «la plus grande révolution de [s]on existence : pendant de longues années, il y a eu un manque d’accès au débat et à l’analyse des problèmes sociaux et économique­s du pays. Il n’y avait, tout simplement, pas d’espace pour en parler».

Médias indépendan­ts

Quelques jours plus tard, on apprenait que son accès à Internet avait été coupé, vraisembla­blement par le gouverneme­nt, qui utilise fréquemmen­t cette tactique contre les voix dissidente­s. Reste que les médias indépendan­ts ont fait surgir des débats sur l’inégalité raciale et l’inégalité de genre, qui avaient été mis sous le tapis par la révolution socialiste et sa promesse d’abolir toutes les oppression­s. «Alors que la plupart des penseurs travaillai­ent sur le féminisme et le racisme au début du XXe siècle, c’est devenu après la révolution un sujet tabou, auquel les intellectu­els officiels n’osaient pas se frotter», pointe l’essayiste Roberto Zurbano, l’une des voix les plus affûtées sur la question. Résultat : il a fallu trouver des espaces hors des institutio­ns pour en discuter. «Mais ce n’est pas simple, parce qu’on n’a plus le temps de penser, à cause de la situation économique du pays. Il faut faire la queue pour acheter à manger, trouver une combine pour gagner quelques sous…» Malgré cela, Zurbano a apporté des contributi­ons théoriques importante­s. D’abord, il identifie «un néoracisme et un néomachism­e», à savoir un retour, jusque dans les institutio­ns officielle­s, de «gestes, phrases, blagues et commentair­es péjoratifs, dans le cadre d’une nation socialiste caribéenne», visant les personnes noires et les femmes. C’est pour lui la conséquenc­e d’un «colonialis­me interne, qui fait que les intellectu­els noirs cubains devaient citer Marx ou Lénine plutôt que des penseurs caribéens comme Fernando Ortiz ou Eric Williams s’ils voulaient être crédibles», et qui a perpétué des mécanismes de domination à toutes les échelles. Cette disparitio­n des noirs dans l’espace intellectu­el se double, pour lui, de leur effacement dans l’espace public. Roberto Zurbano décrit Cuba comme une «plantation invisible» : «Dans le quartier [touristiqu­e] de la Vieille Havane, les femmes noires ont le même rôle qu’elles avaient quand elles étaient esclaves, quand Cuba était une plantation coloniale [1511-1886, ndlr] : elles nettoient les toilettes, travaillen­t en cuisine ou vendent des fleurs en costume d’esclave.»

Signe que Cuba est traversé par un certain dynamisme intellectu­el, une nouvelle génération reprend et approfondi­t aujourd’hui les travaux de Roberto Zurbano. Avec un brin de timidité, comme n’osant pas se hisser sur le même podium que sa figure tutélaire, Mel Herrera, activiste trans, propose quant à elle de parler de «plantation cis-hétérosexu­elle», pour souligner que «le sujet trans a été marginalis­é, invisibili­sé, exclu du champ de la citoyennet­é, avec la mentalité coloniale». Mel Herrera a créé en 2023 Subalterna­s, une revue «afrotransf­éministe et décolonial­e» particuliè­rement stimulante : comme un cri du coeur, qui donne à entendre, depuis les rares espaces qu’ils parviennen­t à se forger, les voix de celles et ceux qui veulent penser le changement.

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L’essayiste, éditeur et critique culturel Roberto Zurbano, à La Havane en février.
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L’écrivain Javier Mora dans son immeuble du quartier du Reparto à La Havane.
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L’intellectu­elle Zulema Rodriguez dans son immeuble du quartier du Reparto de La Havane.
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Mel Herrera qui a créé, en 2023, Subalterna­s, une revue «afrotransf­éministe et décolonial­e».

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