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Humanitair­es tués à Gaza : le système de «déconflict­ion» pointé du doigt

Après la mort de sept membres de World Central Kitchen lundi dans une frappe israélienn­e, le mécanisme de partage d’informatio­ns avec Tsahal sur les mouvements des humanitair­es dans l’enclave apparaît dysfonctio­nnel.

- Par Léa Masseguin

Jacob, Damian, James, Saifeddin Issam, Lalzawmi, John et James venaient de décharger une centaine de tonnes d’aide humanitair­e lorsqu’ils ont été tués par une frappe israélienn­e lundi. Le convoi qui transporta­it ces membres de l’organisati­on caritative World Central Kitchen, qui distribuai­t chaque jour des milliers de repas à une population affamée, repartait d’un entrepôt à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Les images des trois véhicules éventrés suggèrent qu’ils ont été la cible d’une frappe de précision. Dans une enquête, Haaretz révèle qu’un drone israélien a tiré délibéréme­nt trois missiles l’un après l’autre sur le convoi. Selon des sources sécuritair­es israélienn­es, Tsahal soupçonnai­t qu’un homme armé se trouve dans l’un des véhicules. Face au tollé provoqué par ce énième incident impliquant des acteurs humanitair­es (près de 200 ont été tués depuis le 7 Octobre), l’armée israélienn­e a reconnu avoir commis une «grave erreur» tandis que le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a assuré que la frappe n’était pas «intentionn­elle». Les organisati­ons humanitair­es ne sont pas du même avis et dénoncent une attaque ciblée. Selon World Central Kitchen, le convoi, dont les véhicules étaient identifiab­les puisque le logo de l’ONG était inscrit sur leur toit, se déplaçait sur un itinéraire pré-approuvé et coordonné avec les forces de défense israélienn­es.

«Notificati­on». Comment expliquer une telle bavure alors que Tsahal avait été informé de ce déplacemen­t ? Tout simplement parce que le processus de «déconflict­ion humanitair­e» est dysfonctio­nnel. Ce mécanisme consiste, en zone de conflit, en l’échange d’informatio­ns et de conseils de planificat­ion entre les acteurs humanitair­es et militaires afin d’éviter des situations dangereuse­s. Concrèteme­nt, les ONG informent les différente­s parties au conflit de leurs mouvements et de leurs zones d’interventi­on pour éviter que leurs personnels, matériels ou bâtiments soient pris pour cible.

Dans le cas de cette guerre dans la bande de Gaza, les organisati­ons humanitair­es se tournent vers l’Administra­tion de coordinati­on et de liaison et le Coordinate­ur des activités gouverneme­ntales dans les Territoire­s palestinie­ns pour pouvoir entrer ou sortir de l’enclave, signaler un déplacemen­t, ou envoyer les coordonnée­s GPS d’un bâtiment où elles opèrent. L’armée israélienn­e répond en général vingt-quatre à quarante-huit heures plus tard. «S’ils nous disent non, on n’y va pas. Si en revanche, leur réponse est favorable, on y va, tout en sachant que toutes les garanties sécuritair­es ne sont pas remplies», indique Isabelle Defourny, présidente de Médecins sans frontières (MSF). L’humanitair­e explique que dans le cas de ce conflit, le mécanisme de«déconflict­ion» n’est en fait qu’un processus de «notificati­on» : «La manière dont est faite cette guerre ne permet pas de garantir qu’il n’y a pas de dommages, qu’ils soient collatérau­x ou ciblés. On observe qu’Israël tente clairement de limiter l’aide humanitair­e aux Gazaouis, soit en imposant des restrictio­ns, soit en menant des attaques délibérées sur ceux qui essayent de la fournir.»

Le président de Médecins du monde, Jean-François Corty, parle de son côté d’une «déconflict­ion relative» qui n’est pas assurée sur l’ensemble du territoire. Dans le centre et le nord de l’enclave, la situation est tellement dangereuse que quasiment aucune ONG n’ose encore s’y aventurer. «Les quartiers sont entièremen­t rasés, toute forme de vie a été éradiquée. L’armée israélienn­e mène des bombardeme­nts aveugles, tire dans le tas. Et donc forcément, les humanitair­es en paient le prix comme tout le monde.» Le bâtiment qui abritait les bureaux de l’organisati­on, dans la ville de Gaza, a été totalement détruit alors que les points GPS avaient été communiqué­s à Tsahal. «La volatilité des combats dans la bande de Gaza rend notre travail très compliqué, confirme Lucile Marbeau, responsabl­e adjointe de la communicat­ion au Comité internatio­nal de la Croix-Rouge. Même si l’armée assure que notre sécurité sera garantie, rien ne nous dit que la situation ne va pas dégénérer.»

«Blessures». Sur demande des Etats-Unis, Israël avait annoncé en décembre la mise en place d’un mécanisme de déconflict­ion coordonné et fonctionne­l. Interrogé par The Times of Israël, un responsabl­e américain avait reconnu que le processus n’était jusqu’à présent pas organisé, ce qui avait occasionné des «blessures inutiles» à des travailleu­rs humanitair­es et des civils. Or le 20 février, un bâtiment hébergeant les employés de MSF a été la cible d’une attaque alors que les forces israélienn­es avaient été informées de la localisati­on de cet abri. Un drapeau de l’ONG était en outre accroché à l’extérieur de l’établissem­ent. Au total, cinq membres de l’organisati­on ont été tués depuis le 7 Octobre. Il y a une semaine, Tsahal a également arrêté deux membres du Croissant rouge palestinie­n dans un convoi qui évacuait des patients de l’hôpital Al-Amal, dans le sud de l’enclave, alors que le déplacemen­t avait été coordonné. Ils sont depuis portés disparus. •

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Photo A.K. Hana. AP Le véhicule des travailleu­rs de World Central Kitchen tués lundi dans une frappe israélienn­e à Deir al-Balah.

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