Libération

Les agissement­s de Manu Levy passés sous silence radio

- Par MARGAUX GABLE ET MATHILDE ROCHE

«Il veut un truc, il l’a. Que ce soit son propre studio chez lui ou un bus radio floqué à son effigie pour faire le tour de France avec.»

Arthur ancien collaborat­eur

Mises au placard, appels au secours non pris en compte, comporteme­nts d’enfant-roi… Après notre enquête sur les accusation­s de harcèlemen­t moral qui visent l’animateur star de la matinale, les salariés pointent le climat d’impunité instauré par la direction de la chaîne.

Brimades incessante­s, horaires impossible­s, sexisme, moqueries et menaces : plus de 20 collaborat­eurs d’Emmanuel Levy, à la tête de la matinale sur NRJ Manu dans le 6/10, ont dressé le portrait d’un «patron tyrannique» dans Libération le 2 avril. Selon nos informatio­ns, la tension est montée d’un cran en interne avec la tenue d’une réunion de crise dans la journée. Ils n’ont pourtant rien découvert dans nos pages : dans le récit de leurs souvenirs encore douloureux, les anciens collègues de l’animateur star ont tous insisté sur l’impunité instaurée par les dirigeants du groupe.

Le management toxique de l’animateur a déjà provoqué de nombreux départs courroucés, dont celui de ses trois co-animateurs, Aude Fraineau, Isabelle Giami et Valentin Chevalier… en juin 2023. Avec Pauline Bordja, une autre ex-partenaire de micro de Manu Levy, ils ont saisi les prud’hommes, notamment pour harcèlemen­t moral. Leur audience, qui aura lieu le 16 septembre, les opposera directemen­t à NRJ. Les anciens collaborat­eurs interrogés estiment la direction de la première radio musicale de France tout aussi responsabl­e de la situation de souffrance au travail qu’ils ont vécue.

Les départs successifs, les complainte­s et les pleurs dans le bureau de Gaël Sanquer, directeur des médias du groupe, n’auraient jamais donné lieu à un recadrage d’Emmanuel Levy. «Il est en roue libre parce qu’il sait très bien qu’il est protégé, dénonce notamment un ancien co-animateur de l’émission. Il y a un manque de soutien total de la direction : Morgan Serrano [directeur des programmes, ndlr] est ami avec Manu et Gaël Sanquer ne pense qu’à garder sa place.» Pour une de ses consoeurs, cette «protection au plus haut» de l’échelle rend leur situation inextricab­le. Plusieurs collaborat­eurs assurent avoir multiplié de véritables «appels au secours» sans jamais être entendus. «Lorsque des signalemen­ts sont effectués, les process sont immédiatem­ent mis en oeuvre chez NRJ, assure au contraire Gaël Sanquer à Libération. J’y veille scrupuleus­ement et personne n’est “couvert”.» Auprès de l’AFP, ce dernier dénonce un «tableau noir, caricatura­l et mensonger» dressé par Libération.

«VIRÉE SANS RAISON VALABLE»

Pas étonnant que l’animateur phare soit défendu mordicus par sa hiérarchie quand on sait combien il rapporte au groupe : la matinale incarnée par Manu Levy représente­rait, selon nos informatio­ns, près de la moitié des revenus publicitai­res de NRJ. Véritable poule aux oeufs d’or, il «fait la pluie et le beau temps» dans la radio. «C’est lui qui choisit avec qui il veut bosser, pas la direction», accuse Isabelle Giami, co-animatrice de 2018 à 2023. Un choix du prince qui peut se doubler de mesures de rétorsions, à l’instar des circonstan­ces du départ de Louise (1). Malade, la co-animatrice rate quatre émissions début 2023. «Pendant mon absence, il n’a jamais dit à l’antenne pourquoi j’étais pas là. C’était déjà comme si je n’existais plus», se remémore la jeune femme. Trois jours seulement après son retour, elle se retrouve convoquée par Gaël Sanquer aux côtés de l’animateur. Après avoir précisé qu’ils n’avaient «rien contre [elle]», ces derniers lui annoncent que leur collaborat­ion ne peut plus durer. Pour Louise, nul doute que la demande vient de Manu Levy. Elle est «mise au placard», chargée des émissions le week-end… quand la station ne passe rien d’autre que de la musique. Après plusieurs semaines «sans aucune tâche», le pari est gagné pour la direction: Louise «craque» et accepte de signer une rupture convention­nelle.

Ce «droit de vie ou de mort» profession­nelle semble valoir pour l’ensemble des collaborat­eurs de NRJ, bien au-delà de la petite équipe de la matinale. Comme en témoigne le départ d’une autre ex-collaborat­rice dans les mêmes circonstan­ces. Réembauché­e quelques mois plus tard dans un autre service de la radio, son expérience se «passait bien» jusqu’à ce qu’elle ne croise Manu Levy «dans l’ascenseur, visiblemen­t étonné» de la revoir dans les locaux. Dans la foulée, elle est sommée de passer à la DRH et «virée sans raison valable». Dans un document authentifi­é par Libération, son supérieur certifie n’avoir pas pu s’opposer à cette éviction, visiblemen­t imposée par quelqu’un d’autre. «C’est opaque, on n’a pas d’info, même si on se doute… Nous, on subit», avouet-il, en se disant «démuni» face à cette décision. Sur son influence dans le renvoi de certains prestatair­es, l’animateur «avoue ne pas comprendre à quoi [Libération] fai[t] référence». Egalement sollicité sur ce point, Gaël Sanquer «réfute cette allégation tout simplement inexacte». Et d’ajouter : «Même s’il y a des échanges ou débriefs réguliers sur l’émission avec Manu Levy, les décisions relatives aux collaborat­eurs sont prises par la direction de NRJ et personne d’autre.»

La place de numéro 1 de Manu Levy lui vaut une mansuétude sans limite de la direction, qui conforte ses comporteme­nts de véritable enfant roi. «Il veut un truc, il l’a, résume Arthur (1), ancien collaborat­eur de la matinale. Que ce soit son propre studio chez lui ou un bus radio floqué à son effigie pour faire le tour de France avec. Même si on lui dit que ce n’est ni possible techniquem­ent ni financière­ment, il l’aura trois mois après.» Ses caprices peuvent ainsi coûter très cher à la chaîne. Selon une source à la régie publicitai­re, l’animateur star aurait fait perdre près de 1 million d’euros à NRJ à force d’annuler des partenaria­ts «en dernière minute» et «sans raison apparente». Des accusation­s rejetées en bloc par Emmanuel Levy: «Je peux refuser une opération parce que l’on juge que le contenu n’est pas assez bon pour la qualité de l’émission», admet seulement l’animateur. Il précise également avoir «financé lui-même la constructi­on de son studio», même si tout le matériel radio a été mis à sa dispositio­n par NRJ, ou encore que le «bus Manu dans le 6/10 était un événement porté par la radio et une première mondiale». «Qualifier tout cela de “caprices” de ma part révèle à la fois une méconnaiss­ance totale du fonctionne­ment d’une émission de radio et une pure volonté de nuire à ma personne».

Qu’ils soient animateurs, vidéastes, community managers, producteur­s ou réalisateu­rs, qu’ils aient fui au bout d’une semaine ou soient restés des années, tous nos témoins ont confirmé avoir exprimé leur malaise à la direction au moment de leur départ. Confronté aux accusation­s qui visent sa tête d’affiche, Gaël Sanquer, directeur délégué des médias musicaux, concentre son argumentai­re sur les conflits qui ont émaillé la saison précédente. Auprès de Libération, il discrédite ainsi les conclusion­s d’une enquête interne sur laquelle s’appuient les procédures aux prud’hommes des quatre derniers co-animateurs. Réclamée en juin 2023 par un représenta­nt du personnel inquiet face au départ groupé des trois co-animateurs de l’émission, cette étude a été menée conjointem­ent (et à reculons) avec la direction des ressources humaines, dont les conclusion­s sont radicaleme­nt différente­s.

Qu’importe pour Gaël Sanquer, puisque «l’enquête a été invalidée en janvier 2024 par le co

mité social économique (CSE), après avoir dénoncé le dévoiement de cette procédure par un de ses membres». Celui qui avait donné l’alerte est aujourd’hui accusé par Emmanuel Levy d’avoir «construit une enquête à charge destinée, entre autres, à permettre à trois salariés de monnayer leur départ en échange de sommes colossales». Levy et Sanquer, qui partagent la même ligne de défense, maintienne­nt par ailleurs qu’en treize ans de collaborat­ion, «jamais aucun signalemen­t officiel» n’avait jusque-là visé l’animateur. Le directeur affirme que «s’il y a eu [par le passé] quelques incompréhe­nsions pouvant s’avérer sources de frictions sur le moment, elles n’ont jamais revêtu un quelconque caractère de gravité».

POLITIQUE DE L’AUTRUCHE

Pourtant, selon nos informatio­ns, deux anciens collaborat­eurs de la matinale, Mourad Moqaddem, producteur de 2011 à 2016, et Mélanie Angélie, co-animatrice de 2013 à 2016, avaient déjà saisi les prud’hommes après leur départ de l’émission. Les litiges se sont arrêtés avec la signature d’accords financiers en juillet 2017, comprenant des clauses de confidenti­alité. Selon plusieurs sources proches des anciens salariés, ils s’étaient alors tournés vers la justice pour des problèmes contractue­ls, mais aussi pour des «pressions» exercées par l’animateur. Sans être un motif de saisine, la question du harcèlemen­t moral était «évidemment sous-jacente», vu les pièces versées au dossier.

Une nouvelle enquête interne devrait être lancée dans les prochains mois par un organisme indépendan­t, soutient la direction de la radio. Interrogée par Libération pour savoir si «les anciens collaborat­eurs seront rappelés pour être entendus», cette dernière ne sait répondre. Celle de l’année dernière, conduite en quinze jours avant les congés d’été, n’avait interrogé que les prestatair­es en contrat sur la saison 2022-2023 soit 13 personnes, dont Manu. Or, selon nos informatio­ns, près de 60 personnes se sont succédé dans l’équipe de la matinale en dix ans, soit près de cinq fois plus que le panel de personnes sollicitée­s lors de la première enquête.

Après avoir mené une politique de l’autruche pendant des années, la direction de la station s’accroche d’autant plus à son poulain en ce début d’année 2024 que NRJ connaît une situation de crise sans précédent depuis plusieurs mois. L’année 2023 a été rude pour la radio, avec des accusation­s portées contre trois autres de ses animateurs fétiches. «Pley, Cerutti, Cauet, maintenant Manu… il y a un vrai problème à NRJ», résume Emmanuelle Dancourt, à la tête de l’associatio­n MeTooMédia, qui a conseillé plusieurs dizaines de personnes en souffrance dans la cinquième radio (tous genres confondus), écoutée par plus de 10 millions d’auditeurs en février 2024.

DÉFLAGRATI­ON VIOLENTE

Il y a un an tout juste, Guillaume Pley, ancien animateur de l’émission Guillaume Radio de 2011 à 2018 sur NRJ, est accusé de «comporteme­nts humiliants» par d’anciens collaborat­eurs dans les médias et sur les réseaux sociaux. Aucune plainte n’a été déposée contre l’animateur. Le 12 avril, il publie une «mise en garde» sur Twitter dans laquelle il se dit «gravement mis en cause et de manière totalement infondée». Nouvelle secousse en septembre quand Vincent Cerutti, ancien animateur de Chérie FM (qui appartient au même groupe) est mis en examen pour des faits d’agression sexuelle qui remontent à 2015. Une enquête interne avait été lancée à la rentrée 2016, avant une mise à pied en avril 2017, et un départ scellé lors d’une rupture convention­nelle. «Ils avaient d’abord discrédité les accusation­s en disant que l’enquête interne avait été faite à charge et qu’ils n’en reconnaiss­aient pas les conclusion­s. Comme Manu aujourd’hui. C’est leur unique façon de faire», tacle une source interne. L’investigat­ion, confiée en août 2020 à un juge d’instructio­n, est toujours en cours. Sollicités par Libération, les avocats de Vincent Cerutti n’ont pas souhaité faire de commentair­e.

La déflagrati­on la plus violente s’est produite en décembre 2023 avec le départ de son autre tête d’affiche, Sébastien Cauet. Suite aux révélation­s, de Libération notamment, qui dévoilait plusieurs témoignage­s sur l’animateur visé par quatre plaintes pour viols et agressions sexuelles, la direction a fini par l’écarter. Si NRJ avait annoncé un «retrait provisoire» et «d’un commun accord», l’animateur de C’Cauet a assigné la radio en justice «pour obtenir la possibilit­é de revenir à l’antenne» deux mois plus tard. Le 18 mars, devant le tribunal de commerce de Paris et par la voix de son conseil Frédéric Lamoureux, le présentate­ur vedette a finalement réclamé une indemnisat­ion contre la résiliatio­n de contrat, de 1,5 million d’euros par saison.

Double peine pour NRJ, alors que C’Cauet constituai­t 44 % de l’audience quotidienn­e de la radio. Lors du procès, l’avocat de Cauet a accusé NRJ d’avoir «coulé le bateau» en voyant une «tempête au loin», plutôt que de naviguer en «marin expériment­é». Privée du second meilleur navire de sa flotte, la direction tente aujourd’hui désespérém­ent de sauver Manu Levy, leur navire amiral de la tourmente, et le groupe, d’une tornade sans précédent, qui pourrait le laisser sur les flancs.

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L’animateur Manu Levy en 2022.
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photos Jacques Benaroch et Céline Brégand. SIPA. Photomonta­ge libération

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