Dans le Wisconsin, Joe Biden «averti» par les démocrates pro-palestiniens
A six mois du scrutin, des milliers d’électeurs progressistes de l’Etat du Nord, crucial dans la course à la Maison Blanche, ont boudé le président-candidat dans les urnes et le mettent en garde s’il ne change pas sa politique proche-orientale pro-israélienne.
«Vous penserez bien à aller voter ?» Quelque temps avant les élections du 2 avril dans son Etat du Wisconsin, Marketta Weddle avait perdu le fil du nombre de «milliers» de maisons de Milwaukee auxquelles elle est allée sonner pour lancer cette question, à force de sillonner les quartiers nord de la ville, d’une campagne électorale à l’autre, depuis des années. Elle avait en revanche ce chiffre en main : «20 682», le nombre infime de voix qui séparèrent Donald Trump d’un Joe Biden vainqueur de justesse de l’Etat en 2020. Soit moins de 1% des suffrages, comme presque à chaque scrutin présidentiel dans le Wisconsin depuis un quart de siècle – à la seule exception des campagnes de Barack Obama. Au point de valoir à ce swing state une aura d’Etat le plus parfaitement clivé entre progressistes et conservateurs et ainsi peut-être le plus disputé du pays.
Victoire ric-rac
Il y a quatre ans, le mince avantage démocrate avait été acquis notamment grâce à l’activisme quasi militaire sur le terrain d’organisations comme Black Leaders Organizing Communities (Bloc), qui missionne Marketta Weddle et des dizaines d’autres pour frapper à toutes les portes. Or, cette fois, si ces mêmes opérations furent menées à nouveau, c’est non pas pour militer en faveur d’un vote Biden comme en 2020, mais contre lui. Les primaires déjà pliées – l’actuel président étant assuré de remporter l’investiture démocrate, comme Donald Trump chez les républicains –, un front très divers d’organisations et communautés habituellement alignées sur le Parti démocrate entendait lui faire passer un message : impossible de réitérer sa victoire ric-rac dans l’Etat en novembre sans un virage majeur de sa politique proche-orientale, consistant en un cessez-le-feu durable à Gaza, l’afflux d’aide humanitaire et l’arrêt des livraisons d’armes à Israël. «Je ne peux pas me regarder dans la glace en tant qu’être humain et savoir que l’argent de mes impôts, sur lequel j’ai déjà un contrôle limité, va financer ce génocide. Mais ce que je peux contrôler, c’est mon vote», tonnait ainsi Kyle Johnson, l’un des jeunes directeurs du Bloc, à quelques jours du scrutin.
Mardi soir, le message a résonné avec force : plus de 46 000 électeurs démocrates du Wisconsin ont ainsi boudé la case «Joe Biden» sur le bulletin pour cocher celle, dite uninstructed, marquant le refus de choisir un candidat. Une alternative érigée ces dernières semaines par ses promoteurs, coalisés sous la bannière «Listen to Wisconsin», comme la voie d’une condamnation du carnage en cours à Gaza, auquel Israël se livre depuis l’attaque du 7 Octobre et le début de sa guerre déclarée au Hamas, avec l’inflexible appui politique et militaire de la Maison Blanche. Biden peut certes se bercer d’avoir raflé près de 90 % des suffrages démocrates déposés dans les urnes de l’Etat sous les trombes de neige et de pluie qui balayaient le nord du pays mardi. Mais en faisant mieux que doubler l’objectif annoncé, consistant à égaler sa marge de victoire de 2020, les tenants du vote protestataire espèrent contraindre le président-candidat à faire le nécessaire pour reconquérir ses soutiens, plutôt que de partir chasser celui, incertain, d’un électorat plus centriste.
«C’est un énorme succès, s’est félicitée dans la foulée des résultats Janan Najeeb, à la tête de Coalition for Justice in Palestine regroupant une soixantaine d’organisations militantes, de Jewish Voice for Peace à LGBT Books to Prisoners. Je pense que cela montre à quel point les habitants du Wisconsin et de tout le pays se sentent concernés par
ce génocide en cours, que nos élus font mine d’ignorer – et c’est inadmissible, immoral. Nous adressons donc ce message à Biden : nous pouvons faire de lui un président à mandat unique. Vraiment, ce sera son choix, pas le nôtre. Aucun élu ne devrait partir du principe que nos votes lui sont dus. Ils doivent mériter notre soutien, défendre les valeurs auxquelles nous croyons en tant qu’Américains.»
Porte-à-porte
Inspirée par des initiatives semblables et déjà très suivies dans le Michigan, le Minnesota ou l’Etat de Washington, cette campagne a été lancée et déployée en moins de deux mois, par toutes sortes d’activistes, aux profils plutôt très féminins et juvéniles, s’attaquant à un terrain populaire très loin d’être conquis. Le détail des résultats démontre que leurs efforts pour s’adresser à des centaines de milliers d’électeurs se seront surtout avérés payants – au-delà des quartiers concentrant l’essentiel de la modeste communauté musulmane locale – dans les zones les plus densément jeunes et progressistes de Milwaukee et de la capitale, Madison, siège de la prestigieuse université de l’Etat. Parfois, face aux électeurs sollicités lors des opérations de porte-à-porte, la conversation pouvait certes tourner court : les
gens étaient déjà passés aux urnes ou la porte était claquée au nez de Marketta Weddle, comme ce type imposant qui lui lance qu’il «ne vote pas» et qu’elle «sait très bien pourquoi» – alors que non, pourtant, elle ne sait pas bien. Le plus souvent
cependant, on l’aura vu trouver face à elle des personnes polies, bien disposées, mais pas très au courant. Alors, la voix pleine d’autorité et l’oeil glissant de son interlocuteur à une antisèche griffonnée, elle déroule ses explications : quels choix, parmi la multitude de référendums et scrutins figurant sur le bulletin de vote, étaient susceptibles de servir au mieux les «intérêts» politiques, économiques et moraux des communautés majoritairement noires et modestes qui peuplent les alentours – de nouvelles mesures fiscales destinées à mieux financer les écoles, comme l’élection du maire de la ville, de juges, de toutes sortes d’officiels à l’échelle de l’Etat, du comté ou de la municipalité…
Et puis enfin, surtout, il y avait «le cessez-le-feu», comme elle préférait introduire chaque fois le sujet, avec un souci manifeste de ne pas braquer d’emblée en nommant les belligérants. «Certains ne savent pas du tout de quoi je parle, alors je leur dis d’aller voir sur Google, ce qui se passe en Palestine, à Gaza, se désole-t-elle. Mais alors que c’est normalement très compliqué de convaincre les gens de s’intéresser à un candidat, rien n’est plus simple que de faire passer l’idée que c’est extrêmement dérangeant de voir notre argent fournir des bombes qui tuent des dizaines de femmes et d’enfants tous les jours plutôt que de financer les écoles, les hôpitaux et les programmes publics au service de nos communautés.» D’autres – particulièrement parmi les plus âgés et accoutumés à voter démocrate coûte que coûte, comme plus de 90 % de l’électorat noir depuis un demi-siècle – ont pu lui opposer qu’ils ne voudraient surtout pas «laisser une chance à Trump de gagner». Ce à quoi elle rétorquait chaque fois, afin de rassurer, que ce n’est jamais là qu’un «avertissement» lancé à Biden : «Ça n’engage pas le vote en novembre. Moi-même je ne sais pas ce que je ferai au final, il faut qu’il nous montre qu’il est avec nous, qu’il défend nos intérêts : ça dépend de lui…»
Le week-end précédant le jour du vote, à l’autre extrémité de la ville, un vaste nuancier de forces s’était joint à l’effort au sein d’un défilé de quelques centaines de personnes appelant ensemble à un «cessez-lefeu immédiat, permanent, inconditionnel» et à porter d’ici-là la vague de contestation dans les urnes des primaires. Aux porte-voix de la campagne «Listen to Wisconsin» et de diverses organisations issues des communautés musulmane et palestino-américaine, venaient s’agréger les représentants de diverses fractions de l’électorat avec lesquelles le camp Biden ne peut guère se permettre de ne pas faire le plein le 5 novembre: militants syndicaux, activistes antiracistes, élus issus de la frange la plus progressiste de la coalition démocrate, Afro-Américains et surtout beaucoup de jeunes gens.
«GENOCIDE JOE»
Etudiant vingtenaire aux yeux tristes, Will Johnson se dit «effondré» depuis des mois de se sentir «plus que complice, responsable», en tant qu’Américain, «du soutien aveugle» offert par «les démocrates de Washington» à Israël : «J’ai grandi, je me suis construit politiquement sous Trump. M’engager civiquement contre lui, voter pour la première fois lors d’une présidentielle, ça signifie beaucoup pour moi. Mais je me réveille tous les matins avec ces images qui me rendent malade: comment voulez-vous que je donne ma voix à “Genocide Joe”?» Venu de Chicago avec son drapeau palestinien, Justin Blake est l’oncle d’un jeune Afro-Américain qui fut criblé de balles tirées dans le dos par un policier l’été 2020, à Kenosha, dans le sud de l’Etat. Lui estime que «Biden est un lâche» qui a «menti» aux minorités pour s’attirer leur soutien il y a quatre ans, communautés noire et musulmane en tête, et fait trop de «promesses» de justice sociale laissées lettres mortes. Il soutient activement la campagne présidentielle de Cornel West, grande figure intellectuelle de l’extrême gauche américaine et microcandidat à la Maison Blanche – qui a peu de chances de figurer sur le bulletin dans la plupart des Etats en novembre, mais pourrait bien s’arroger, ici et là, des suffrages cruciaux dans l’affrontement Biden-Trump. Au sein du cortège, on croisait aussi deux des 25 députés démocrates de l’assemblée de l’Etat à s’être positionnés pour le vote «uninstructed». Arborant tous deux le keffieh, Ryan Clancy et Darrin Madison sont également affiliés aux Democratic Socialists of America – comme la star progressiste du Congrès, Alexandria Ocasio-Cortez –, une organisation controversée au sein de la coalition démocrate pour la radicalité d’un «antisionisme» qui y est revendiqué de longue date. Ensemble, ils ont «l’habitude de prendre des positions qui nous font des problèmes, mais le bon genre de problèmes», s’amuse Darrin Madison. «J’espère que Biden est sur le point de comprendre à quel point il n’a aucune chance de gagner s’il n’opère pas un changement de ligne très clair, affirme son comparse Ryan Clancy. Car je vois qu’autour de moi, partout au sein de la jeunesse et de la gauche, plein de gens se préparent à rester chez eux le jour de l’élection. Personnellement, aujourd’hui comme en novembre, je ne peux pas concevoir de soutenir un président qui contribue à un génocide en cours. Mais malgré tous les différends que je peux avoir avec ses politiques dans le détail, je peux encore voter pour lui, pour stopper Trump – à condition qu’il fasse ce qui est juste.» Ce qui, selon lui, ne serait l’affaire «que d’un coup de fil, pour dire stop à Nétanyahou».
FER DE LANCE
L’affaire est en revanche entendue pour Heba Mohammad. Cette jeune trentenaire du cru, à la famille originaire de Cisjordanie, est l’une des stratèges de la mobilisation «Listen to Wisconsin», après avoir été un fer de lance de la campagne Biden dans l’Etat en 2020. Ses méthodes détonantes pour «activer» des gisements d’électeurs potentiels avaient à l’époque marqué les esprits et permis à Biden de glaner des suffrages sans doute décisifs. Elle les met aujourd’hui au service de la campagne d’interpellation de ce présidentcandidat dont elle assure que, quoi qu’il fasse désormais, il aura perdu son vote pour de bon. «Je voterai toujours, précise-t-elle, car l’engagement démocratique fait partie de mon identité : comme d’être palestino-américaine, du Wisconsin… Alors je ne pourrai pas m’abstenir, mais peut-être écrirai-je mon nom sur le bulletin. Car je ne peux plus soutenir quelqu’un qui ne défend pas les Palestiniens. On est nombreux à n’en plus pouvoir de travailler, voter pour des sionistes et voir les nôtres être massacrés en retour.»
En 2016, déjà, elle oeuvrait au sein de la campagne de Hillary Clinton, «parce que je me racontais à l’époque que ça me permettrait de la rencontrer quand elle viendrait et de plaider directement à son oreille la cause palestinienne. Sauf qu’elle n’est jamais venue ici – quelle erreur, n’est-ce pas ?». Malgré des sondages très favorables, la candidate démocrate avait en effet été défaite dans le Wisconsin par Donald Trump, qui l’avait devancée de 22 748 voix. Quant à Biden, passé par Milwaukee mi-mars et attendu la semaine prochaine à Green Bay, bastion ouvrier du nord de l’Etat, pour sa troisième visite déjà de l’année – et la dixième de son mandat –, il entend bien démontrer que cette leçon-là au moins a été apprise. Mais les démocrates du coin, qui lui ont exprimé mardi soir combien ils espèrent plus que des promesses et des autosatisfescit, viendront guetter surtout les signes que leur appel, à la fois supplique et coup de semonce, aura bien été entendu lui aussi.