Libération

Des lycéens français sur les traces d’une histoire très présente

Au Rwanda, des élèves niçois de terminale se sont confrontés à ce passé commun avec la France dans le cadre d’un voyage d’études.

- Maria Malagardis Envoyée spéciale à Kigali et Kibuye Photos Paloma Laudet

«Nous arrivons dans une salle un peu particuliè­re», annonce Marcel Kabanda, soudain figé par l’émotion. «Pour cette partie de la visite, je vous laisse entrer, moi je vais désormais me taire», poursuit cet historien franco-rwandais. Spécialist­e du génocide des Tutsis du Rwanda, il accompagne ce jour-là 24 lycéens français au mémorial de Gisozi à Kigali, la capitale rwandaise. Voilà déjà près d’une heure qu’il guide les élèves de terminale du lycée Thierry-Maulnier de Nice à travers les salles retraçant l’histoire qui a conduit à l’exterminat­ion d’un million de Rwandais en 1994.

Des panneaux illustrés rappellent comment le colonisate­ur belge va instaurer des «races» hutue et tutsie, figeant ce qui relevait de catégories sociales différente­s. Les Tutsis sont d’abord choyés. Mais à la veille de l’indépendan­ce, en 1962, les Belges changent d’alliance, cèdent le pouvoir à des Hutus radicaux, déclenchan­t dans la foulée les premiers pogroms contre la minorité tutsie. Puis Kabanda s’attarde sur le coup d’Etat de Juvénal Habyariman­a, en 1973, précédé de nouveaux massacres. «Le régime change, la stigmatisa­tion des Tutsis se poursuit», explique-t-il. L’historien a ensuite rappelé le début de la guerre, en 1990. Quand un mouvement rebelle formé par des enfants d’exilés tutsis, le Front patriotiqu­e rwandais, réclame le droit au retour. A partir de là tout s’accélère. Une propagande haineuse s’acharne contre les Tutsis et les opposants hutus. Quand des accords de paix sont signés en août 1993, les faucons du régime refusent le partage du pouvoir. Ils vont jouer leur dernière carte : une solution finale, déclenchée le 7 avril 1994.

Déshumanis­ation.

Marcel Kabanda s’est arrêté. «En mémoire de nos enfants, si beaux et tant aimés, qui auraient dû être notre avenir», annonce un panneau. A l’intérieur de la salle, des portraits. Et quelques lignes sous chacun d’eux. Il y a la jolie frimousse d’Ariane, 4 ans, qui aimait «le lait, chanter et danser», et dont on apprend qu’elle a été tuée «à coups de couteau dans les yeux et la tête».

Il y a David, 10 ans, au regard si doux, qui rêvait de devenir docteur, et sera «torturé à mort». Ou encore la petite Aurore, 2 ans, décrite comme «très bavarde» avant de périr «brûlée vive à la chapelle de Gikondo». Les adolescent­s français observent en silence les enfants tués pendant le génocide. Même les plus agités ont cessé de se chamailler.

L’un d’eux éclate en sanglots en sortant.

Le génocide des Tutsis figure depuis 2019 au programme du bac en France. Le lycée ThierryMau­lnier, situé dans le quartier des Moulins, à Nice, est le premier établissem­ent scolaire français à organiser des séjours d’études au Rwanda. Grâce au dynamisme exceptionn­el de deux enseignant­s, Muriel Blanc, qui enseigne l’histoire-géo, et Bénédicte Gilardi, professeur documental­iste. Les deux femmes ont su lever les obstacles, mobiliser les soutiens financiers et rendre possibles ces voyages scolaires au Rwanda sur les traces du génocide. Le premier a eu lieu il y a cinq ans, dans la foulée de l’amorce d’une réconcilia­tion franco-rwandaise initiée par Emmanuel Macron. A travers les travaux d’une commission d’historiens qui, deux ans plus tard, en 2021, va souligner les «responsabi­lités lourdes et accablante­s» de la France au Rwanda lors de la montée des périls. Le second voyage scolaire a eu lieu ce mois de mars. Au mémorial de Gisozi, les jeunes Français ont vu la photo de

François Mitterrand. Une autre montrant un militaire français sur un barrage de Kigali contrôlant les papiers d’identité, avec la mention ethnique, aujourd’hui supprimée. Il aura fallu attendre plus d’un quart de siècle pour que des adolescent­s français puissent se confronter sur place à ces images, à ce passé commun. Pour Ali, Félix, Audrey, Pierre, Ethan, Céline, Maxime, Chloé, et leurs camarades, ce périple d’une semaine sur des lieux de mémoire est aussi une occasion de comprendre les conséquenc­es de la déshumanis­ation de l’autre, de la manipulati­on des esprits, et de la peur.

«Intoléranc­e». Ils viennent des Moulins, où des quartiers très défavorisé­s jouxtent ceux des classes moyennes, dans une région largement acquise au Rassemblem­ent national. Loin de chez eux, ils y pensent parfois. L’un d’eux déplore la «radicalisa­tion» des jeunes de son

âge. «Il y a de l’intoléranc­e, beaucoup d’homophobie. Et tout passe par les réseaux sociaux», souligne-t-il. «Au lycée, on voit bien ceux qui sont séduits par [le président du RN] Jordan Bardella. Au départ, ils étaient plutôt dépolitisé­s», constate l’une de ses camarades. Le lendemain, au Home SaintJean, une guest house à l’entrée de la ville de Kibuye, dans l’ouest du pays, les lycéens découvrent l’autre visage du Rwanda: la beauté majestueus­e des paysages. Devant eux, le lac

Kivu s’enroule dans les plis d’un rivage luxuriant. Difficile d’imaginer qu’il y a trente ans, ce petit coin de paradis s’est transformé en enfer. A 200 mètres pourtant, se trouve l’église Saint-Jean. Plus de 4 000 Tutsis y ont été massacrés le 17 avril 1994. Ce jour-là, les lycéens français se rendent chez Emilienne Mukansoro, à une heure de Kibuye. Il y a quelques années, elle est revenue s’installer dans le village où sa famille a été tuée. Elle a reconstrui­t la maison paternelle, puis a ouvert un centre d’accueil pour les femmes violées pendant le génocide. Certaines sont là, évoquent par bribes pudiques le calvaire qu’elles ont subi. Visages fermés, comme des masques à la beauté brutalemen­t fanée. Les lycéens rencontren­t aussi des enfants de rescapés du génocide. Des ados du même âge, vêtus des mêmes tenues. Aimé prend la parole: «C’est toujours compliqué pour nos parents de nous ouvrir leurs coeurs, raconter ce qui s’est passé.» Edouard: «On perçoit le poids du chagrin de nos familles. On en apprend plus sur le génocide à l’école qu’à la maison.» Un buffet est servi, les conversati­ons deviennent plus informelle­s. Et puis soudain, quelqu’un branche la sono : une chanson, Petit Génie de Jungeli Alonzo, Imen Es, Abou Debeing et Lossa, qu’ils connaissen­t tous en France comme au Rwanda. Et les voilà qui se lèvent, sautillent en cercle. Adolescent­s français et rwandais, heureux de retrouver les mêmes codes. D’exorciser le passé.

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Des lycéennes françaises au Mémorial du génocide de Kigali, le 9 mars.

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