Gaël Faye : «Aujourd’hui, il n’y a plus de discours publics qui stigmatisent l’autre»
Le rappeur et écrivain qui vit à Kigali évoque l’héritage de cette tragédie pour les jeunes générations, à l’occasion des commémorations du génocide.
«Ce maudit mois d’avril», chantait il y a déjà plus de dix ans Gaël Faye, rappeur et écrivain, en évoquant le mois qui, en 1994, avait marqué le début du génocide des Tutsis au Rwanda. Cette chanson, Petit Pays, est devenue le titre d’un roman qui sera adapté dans une BD qui sortira le 12 avril
(éd. Dupuis). Il nous livre son regard sur un pays où 60 % de la population est née après la tragédie.
Que savent les jeunes Rwandais de l’histoire tragique de leur pays ?
Officiellement il n’y a plus de Hutus ni de Tutsis, on leur répète qu’ils sont tous rwandais désormais, et qu’il faut tourner la page. C’est nécessaire, car c’est l’antagonisme ethnique fabriqué de toutes pièces par la colonisation et exploité politiquement par la suite qui a mené au génocide. Chaque année, pendant trois mois, et surtout la semaine du 7 avril, l’ambiance est très lourde : les commémorations du génocide plongent le pays dans le deuil. La jeunesse se retrouve prise en étau entre ce passé toujours vivace et leur désir d’avenir, leur envie de se dire que c’est de l’histoire ancienne. C’est un réflexe humain, on ne peut pas vivre en permanence avec ce souvenir traumatique.
Mais les rescapés n’ont pas envie de partager ce qu’ils ont subi il y a trente ans ?
Ils ont souvent du mal à transmettre une histoire si douloureuse. Il y a souvent un moment où les questions s’arrêtent, où il faut pouvoir interpréter les silences. Je ne suis pas certain qu’on en parle beaucoup plus dans les familles de ceux qui ont participé au génocide. Et puis il y a les exilés, comme ma propre famille, ceux qui avaient fui le pays lors des précédents pogroms. Moi, je n’ai découvert le Rwanda qu’après le génocide. J’ai grandi au Burundi puis en France.
En 2022, vous vous installez dans ce pays avec votre
famille. Comment va le Rwanda aujourd’hui ?
En trente ans, tout a changé, la modernisation du pays est impressionnante. Il y a cette volonté assumée de rebâtir une nation. Qui aurait pu prédire cet incroyable développement économique en 1994, quand le pays n’était qu’un champ de ruines ? Qui aurait pu croire que les Rwandais allaient parvenir à cohabiter à nouveau ? Un jeune Rwandais de moins de 30 ans vit aujourd’hui dans un pays totalement différent de celui que j’ai découvert pour la première fois en 1994.
Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est le pouvoir. Paul Kagame se représente pour la quatrième fois à la présidentielle de juillet. Cette absence d’alternance politique est souvent critiquée.
Certes, c’est le même régime depuis la fin du génocide, le même président issu d’un groupe rebelle qui a arrêté le génocide. Mais ça semble rassurer une majorité de Rwandais. Eux, ce qu’ils voient, c’est la stabilité, la sécurité, les perspectives économiques encourageantes. Aujourd’hui, un jeune Rwandais de 30 ans n’a jamais connu ni guerre ni instabilité politique.
Le Rwanda est aujourd’hui le seul îlot de la région où l’on peut vivre sans peur et se projeter vers l’avenir. Les gens ici en sont conscients.
Peut-on tout dire au Rwanda aujourd’hui ? La liberté d’expression semble avoir des limites…
La société rwandaise est particulière. Avant le génocide, il y avait une grande liberté de parole pour les discours de haine. Le résultat, ce fut la montée du racisme, de l’intolérance, la stigmatisation d’une partie de la population avec les conséquences que l’on sait. Aujourd’hui, les Rwandais aspirent surtout à l’apaisement, la vie politique est basée sur le consensus. Ce qui n’empêche pas des débats très animés, mais pas à la façon dont on les conçoit en France. Ici, il n’y a pas ce romantisme du clash, de la polémique. Agresser quelqu’un verbalement, s’énerver, jouer les grandes gueules, c’est très mal vu. Dans la vie de tous les jours, quand tu t’adresses à quelqu’un, tu demandes d’abord des nouvelles de la famille, de la santé, même si tu as des griefs à exprimer. La cohabitation entre bourreaux et victimes au lendemain du génocide a aussi été rendue possible grâce à ces codes, ces règles de politesse et de respect. Pour des étrangers, et même pour des gens comme moi, le Rwanda reste parfois un mystère. Avec un fonctionnement à part. On ne peut pas juger ce pays sans faire l’effort de comprendre ses codes, sa culture et son histoire.
Trente ans après le génocide, comment se passe cette cohabitation entre anciens bourreaux et victimes ?
«Ce serait une folie de laisser la porte ouverte
à l’expression de l’intolérance,
de la stigmatisation.»
Gaël Faye rappeur et écrivain
Ce sont les rescapés à qui on a demandé le plus d’efforts. Et comme il y a ce respect de l’autorité, qui a toujours existé dans ce pays, dans l’ensemble ça fonctionne. Mais l’injonction, selon laquelle «maintenant tout va bien», «on va de l’avant», ça reste parfois très violent pour des survivants qui ont tout perdu, alors qu’à leur sortie de prison les assassins de leur famille retrouvent leurs biens et leurs proches. Pourtant, dans l’ensemble, cette situation est acceptée. Il y a un dicton, qu’on apprend ici dès le plus jeune âge : «les larmes coulent à l’intérieur», tu dois assumer ta souffrance, sans la montrer.
Un nouveau génocide serait-il possible au Rwanda ?
Je ne pense pas. Il n’y a plus de discours publics qui stigmatisent l’autre, un groupe particulier. Des lois ont été imposées pour lutter contre ce risque. On punit sévèrement tout discours qui tend à diviser, ravive l’identité ethnique. A l’étranger, on dénonce parfois des censures. Mais trente ans après la déflagration du génocide, les mots ont de l’importance, ce serait une folie de laisser la porte ouverte à l’expression de l’intolérance, de la stigmatisation. Surtout quand on voit à quel point l’idéologie génocidaire est toujours aussi présente en dehors du Rwanda, ou sur les réseaux sociaux.
«Notre histoire est comme une cicatrice qui doit rester fermée. Il faut que les jeunes générations prennent
leurs distances avec le passé de leurs parents, sans en faire
un tabou.»
Suite de la page 7 une machette à la main. Aujourd’hui décédé, il a été condamné en 1997 à la prison à perpétuité. Félicité Lyamukuru est parvenue à se cacher, mais ses parents et tous ses frères et soeurs, à l’exception du petit dernier, ont péri en avril 1994.
Les menaces n’ont pas surgi par magie à ce moment-là. Félicité se souvient notamment de l’ambiance à l’école avant le génocide : «Chaque matin, les professeurs nous demandaient de nous lever et de nous identifier selon notre ethnie. Etre tutsi était une honte, une infamie», rappelle-t-elle à Kigali, la capitale. Nombreux sont les Rwandais âgés de plus de 30 ans à partager ce même souvenir: celui d’une école qui séparait les enfants, enseignait la haine de l’autre. Depuis l’indépendance, l’éducation a joué un rôle fondamental pour endoctriner les esprits. «Sur une base raciale, inégalitaire», souligne Joseph Nsengimana. Plusieurs fois ministre après le génocide, il a participé à l’élaboration de nouveaux programmes d’histoire dans les années qui ont suivi la tragédie.
Refus de la vengeance
«On devait tout reprendre à zéro. A la rentrée 1994, on a supprimé le cours d’histoire. C’était trop sensible. Il a fallu plus de dix ans pour définir un nouveau cursus, forger un récit national qui rassemble la jeunesse, retrace la vérité sans stigmatiser. Il n’y a pas eu de miracle, c’est toujours un processus en cours», explique-t-il. Dans le Rwanda d’après 1994, il a fallu aussi inventer des mots nouveaux. Au début des années 2000 s’est créé celui de «jenocide»: «Dans notre langue, le kinyarwanda, nous n’avions pas de concept adapté à la singularité
Philibert Gakwenzire historien
de ce qui s’est passé en 1994. Et on ne pouvait pas se contenter de reprendre “itsembabwoko”, qui désignait jusqu’alors les pogroms récurrents contre les Tutsis depuis la fin des années 50», poursuit Joseph Nsengimana. Mais il ne suffit pas de créer un nouveau mot désignant le mal absolu ou de supprimer ceux des ethnies pour forger un consensus sur une histoire commune. Dirigé depuis juillet 1994 par le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle qui a mis un terme au génocide, le Rwanda a la particularité, unique au monde, de devoir faire cohabiter victimes et bourreaux, sur un territoire grand comme la Bretagne. L’incitation au pardon, au refus de la vengeance a indéniablement joué en faveur de l’apaisement. Mais au-delà des discours officiels que reste-t-il de cette histoire dans le coeur de chacun ?
Cet historien est devenu le président d’Ibuka, la principale association des rescapés du génocide. Il se souvient d’étudiants qui, en cours, affichaient parfois «une attitude méfiante, une frustration muette, certainement liée à leur passé familial», explique-t-il. «Notre histoire est comme une cicatrice, qui doit rester fermée. Il faut que les jeunes générations arrivent à prendre leurs distances avec le passé de leurs parents mais sans en faire un tabou», plaide-t-il encore. C’est peut-être plus facile à Kigali, la capitale, devenue la vitrine du miracle économique d’un pays qui a su renaître de ses cendres. Les traces du génocide y ont été effacées par la frénésie de constructions urbaines. En province ou sur les collines rurales, la réalité peut se révéler plus complexe.
A Nyundo, Bruno, jeune professeur de chimie, âgé de 25 ans, n’a pas connu le génocide. Mais il rappelle que «la situation est particulière dans cette région frontalière». Il suffit de grimper jusqu’à la cathédrale pour apercevoir le volcan, si proche, qui domine la ville de Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu, en république démocratique du Congo (RDC). «C’est dans ce pays voisin, alors appelé Zaïre, que se sont réfugiés les miliciens et l’armée génocidaire. Pendant des années, ils ont mené des incursions pour continuer à tuer des Tutsis, ou à mutiler leurs vaches. Surtout au moment des commémorations en avril», souligne Bruno. Les relations entre le Rwanda et la RDC n’ont jamais été simples depuis 1994.
Nouvelle montée
des tensions
Depuis deux ans, elles s’enflamment à nouveau. Fin 2021, après huit ans de sommeil, la rébellion congolaise du M23, qui revendique la protection d’une minorité tutsie également présente de ce côté-là de la frontière, a repris les armes. Avec le soutien de l’armée rwandaise, mais aussi d’un nouveau mouvement armé congolais opposé à Kinshasa, l’Alliance Fleuve Congo, le M23 s’est depuis emparé de vastes pans du Nord-Kivu. Les combats ont provoqué des déplacements massifs de populations. Alors que Kinshasa accuse Kigali de soutenir le M23, le Rwanda accuse en retour la RDC de continuer à soutenir les Forces démocratiques de libération du Rwanda, héritières des forces génocidaires. Cette nouvelle montée des tensions s’accompagne désormais d’une hostilité anti-Tutsis en RDC, qui réveille la hantise des démons du passé côté rwandais.
Au camp de transit de Nkamira, à quelques kilomètres de Nyundo, les réfugiés congolais tutsis affluent par centaines ces dernières semaines. David Serugo, âgé de 30 ans, est arrivé à la mi-mars, avec sa femme enceinte et leurs deux jeunes enfants. Il décrit une fuite chaotique depuis la province congolaise du Sud-Kivu. Des villages brûlés par les «wazalendo», ces «patriotes» issus de groupes armés désormais alliés aux forces militaires congolaises. «Moi aussi, je suis congolais ! Mais ils nous accusent d’être des “étrangers”, des “Nilotiques” avec de petits nez fins», décrit David. Le même vocabulaire haineux qui avait précédé le génocide de 1994 au Rwanda. Au petit séminaire de Nyundo, élèves et professeurs ne cachent pas leur inquiétude. «Ça fait peur», murmure Justin. «En finira-t-on jamais avec cette histoire, cette stigmatisation ? Parfois ça va mieux et puis ça revient à nouveau», constate Edouard, son professeur. Tous vont rentrer dans leurs familles pour les vacances de Pâques, et la semaine de commémoration qui démarre le 7 avril. Une semaine de deuil national, pour rappeler que l’histoire ne s’oublie jamais.