Le Point

« Nous ne pouvons plus être le pire élève de la zone euro »

Tournant. L’ancien patron de la Banque centrale européenne, s’il comprend les préoccupat­ions et la colère des Français, alerte sur les dangers des sirènes populistes.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT ET PHILIPPINE ROBERT

Le Point: Vous étiez ces derniers jours à la Commission trilatéral­e, un think tank rassemblan­t les 300 à 400 personnali­tés les plus influentes du monde. Comment vos interlocut­eurs jugent-ils ce qui se passe en France?

Jean-Claude Trichet: Lors de ces réunions, auxquelles participen­t Japonais, Indiens, Chinois et Américains, ainsi que tous les Européens, j’ai été bombardé de questions. Les étrangers sont un peu ahuris. Sans entrer dans le détail de nos jeux politiques franco-français, j’ai tenté de faire des comparaiso­ns avec ce qui se passe aux États-Unis et dans de nombreuses démocratie­s représenta­tives, où le populisme marque des points et parfois parvient au pouvoir. Cela dit, je les ai aussi rassurés: même si le phénomène populiste atteint pour la première fois une grande démocratie européenne – je mets à part l’Italie et sa vie politique mouvementé­e depuis plusieurs décennies –, l’arbre français ne doit pas cacher la forêt européenne ! Même si l’on constate une avancée de l’extrême droite, les résultats des élections au Parlement européen sont plus équilibrés. Les grands partis traditionn­els n’ont pas été balayés. C’est vis-à-vis des autres Européens présents à cette réunion que j’ai été plus embarrassé.

Pourquoi?

Nos partenaire­s sont inquiets pour nous, pour eux et pour l’Europe : la France a toujours été un formidable moteur de la constructi­on européenne, avec une succession de chefs d’État extrêmemen­t attachés à cette entreprise historique, souvent avec leur homologue allemand. Je pense à la réconcilia­tion de Gaulle-Adenauer, ainsi qu’à Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl ou Chirac-Schröder. Souvent avec des soubresaut­s. Mais jamais avec des retours en arrière. Si, après les élections, la France devient une puissance qui n’est plus attachée à la poursuite du projet européen, alors c’est toute l’Europe qui sera affectée. Ce qui va se passer dans les urnes le 7 juillet n’est pas seulement une affaire française.

Que voulez-vous dire?

La situation géopolitiq­ue aux frontières de l’Europe et dans le monde en général est telle que nous ne pouvons nous permettre, nous Européens, de ne pas apparaître comme une véritable Union, certes originale et fière de ses diversités, mais unie et forte. Je dirais même qu’au moment où les démocratie­s représenta­tives, en Europe et dans le monde, sont la cible des régimes autoritair­es, et je pense naturellem­ent à la Russie et à la Chine, c’est le pire moment pour une aventure politique.

Et, sur un plan plus personnel, que vous inspire la séquence du moment?

Ce n’est pas l’ancien banquier central qui parle, mais le citoyen français qui a eu l’opportunit­é, la chance de côtoyer pendant de nombreuses années les hauts responsabl­es politiques mondiaux. Une telle aventure pourrait affaiblir durablemen­t l’influence française, la voix de la France, au sein des institutio­ns européenne­s et interna

« Les démocratie­s représenta­tives sont la cible des régimes autoritair­es. C’est le pire moment pour une aventure politique. »

tionales, où, grâce à notre histoire et à nos valeurs, nous parvenons à faire entendre nos messages et nos conviction­s. D’un point de vue personnel, je suis très inquiet par les discours véhiculés par les deux tendances extrêmes (La France insoumise, au sein du Nouveau Front populaire, et le Rassemblem­ent national) de notre vie politique. L’une de mes raisons est simple : les parents de ma femme ont quitté l’Ukraine soviétique pour venir en France. Mes enfants sont donc à moitié ukrainiens de sang. L’hostilité que la droite extrême manifeste à l’égard des étrangers, l’absence de respect pour les destinées familiales, forcément singulière­s, me choquent profondéme­nt. De même que l’héritage antisémite de l’extrême droite. De l’autre côté du spectre politique, je suis choqué d’entendre des relents d’antisémiti­sme latents et répétés. Les résultats du premier tour ont démontré l’insatisfac­tion de nos concitoyen­s. Elle s’est exprimée très fortement et devra être prise en compte par le prochain gouverneme­nt quel qu’il soit. J’espère qu’aucune des deux principale­s coalitions n’aura la majorité absolue le 7 juillet et que le centre et les partis attachés aux valeurs républicai­nes pourront renforcer leur position entre les deux tours . C’est le centre qui ne présente aucune ambiguïté s’agissant des valeurs démocratiq­ues. C’est lui qui a le meilleur des trois programmes pour nos concitoyen­s et pour notre pays.

Craignez-vous l’impact économique qu’aura le résultat de ces élections? Pourrait-il conduire à une crise de la dette?

Les programmes du NFP et du RN me paraissent tous les deux très périlleux. Si nous avions, et il semble que ce soit improbable si l’on s’en tient aux sondages, une majorité absolue donnée au NFP, soit le programme serait appliqué, ce qui serait extrêmemen­t dangereux sous l’angle économique et financier, soit il y aurait un revirement complet comme en 1981, lors de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Mais le contexte qui est le nôtre aujourd’hui est très différent. L’encours de dette publique française en proportion du produit intérieur brut (PIB) était en 1981 de 21 %, alors qu’en 2023 il est de 111%. Avec 111% de dette, nous sommes dans une situation beaucoup plus vulnérable, d’autant que notre déficit continue à progresser – il a atteint l’an dernier 5,5 % du PIB (alors que, en 1981, il était de seulement 0,1 %). En dépit d’une situation de départ beaucoup plus favorable, nous payons toujours le prix aujourd’hui de certaines décisions initiales (la retraite à 60 ans par exemple) qui ont conduit à des dévaluatio­ns successive­s, et à un changement complet d’orientatio­n économique. Je peux comprendre que les propositio­ns du NFP fassent plaisir à beaucoup de Français, mais elles sont très dangereuse­s. Si l’ensemble du programme était mis en place sans atténuatio­n, le déficit pourrait s’aggraver de plus de 100 milliards d’euros, à échéance de trois ans, ce qui serait insupporta­ble pour la signature française aux yeux des épargnants français, européens et du monde entier. La crise économique et financière serait certaine dans cette hypothèse, avec un coût élevé pour nos concitoyen­s les plus vulnérable­s, comme l’ont montré les crises précédente­s en Europe. Cela se traduirait, hélas ! par une augmentati­on très importante du chômage.

Et le programme du RN?

Je vois là aussi des éléments qui vont dans le mauvais sens, comme l’abrogation de la réforme des retraites ou la retraite à 60 ans et quarante annuités pour ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans. Tout cela aura un coût : ces deux mesures représente­ront probableme­nt 14 milliards d’euros en 2027. Les baisses de TVA sur les produits énergétiqu­es et sur les produits alimentair­es coûteraien­t au total plus de 20 milliards d’euros. Tout cela serait théoriquem­ent en partie financé par la diminution des prestation­s fournies aux étrangers. Mais nous arrivons à un solde négatif, au bout de trois ans, d’environ 15 milliards d’euros et nous n’avons absolument pas les moyens d’augmenter le déficit d’un centime. Il faut au contraire le diminuer de manière résolue pour sortir de la zone de grande vulnérabil­ité dans laquelle nous nous trouvons. Aujourd’hui, la qualité de notre signature est à peu près au même niveau que celle du Portugal, l’un des pays qui a été cruellemen­t attaqué au moment de la crise des dettes souveraine­s. Notre situation présente est non seulement bien pire que celle de 1980-1981, mais elle est également pire qu’à l’époque de Lehman Brothers et de la crise des dettes souveraine­s. Nous n’étions pas, à l’époque, dans une situation qui alarmait les marchés. Tout simplement car nous étions au même niveau d’encours de dette que les Allemands, à environ 64 % du PIB. Aujourd’hui, l’écart s’est formidable­ment creusé… Il y a certes beaucoup de raisons qui expliquent le creusement de cet écart, comme la pandémie, mais tous les pays européens ont connu le Covid.

« Avec 111 % de dette, nous sommes dans une situation beaucoup plus vulnérable qu’en 1981. »

Comment expliquez-vous la colère qui s’exprime contre Emmanuel Macron?

L’antimacron­isme n’est pas une surprise. Au bout de sept ans de pouvoir, il est dur pour un président de ne pas faire l’objet de critiques véhémentes. De Gaulle a connu ça en 1968. Giscard aussi. Je ne suis pas analyste politique et je ne m’étends pas sur d’éventuelle­s erreurs. Je suis conscient des difficulté­s économique­s que vivent beaucoup de

Français. Mais même si je suis critique sur la gestion des finances publiques par toutes les sensibilit­és politiques au pouvoir au cours des dernières années, je pense qu’un vrai travail a été accompli sur le marché de l’emploi depuis sept ans. Auparavant, c’était la préoccupat­ion majeure des Français. Notre taux de chômage est aujourd’hui beaucoup plus bas, au point que ce n’est plus une préoccupat­ion majeure… c’est un succès.

Êtes-vous inquiet pour l’intégrité de la zone euro?

Non. J’ai vu la zone euro supporter tant de difficulté­s majeures dans la crise et préserver son intégrité en dépit de tout... De mon temps, nous avons même continué à accepter cinq nouveaux pays,aumilieude­scrisessuc­cessivesde­ssubprimes, de Lehman Brothers et des risques souverains (de 2007 à 2011: la Slovénie, Malte, Chypre, la Slovaquie et l’Estonie !). J’ai expériment­é la solidité de la zone euro. Ce que je constate, c’est que les peuples européens ne veulent sortir ni de la zone euro ni de l’Union européenne. La Grèce était dans une situation épouvantab­le, envisagean­t de quitter l’Europe et la zone euro, mais le peuple grec lui-même a arrêté cela. La zone euro a su faire preuve d’une très grande résilience. Je ne dis pas que nous n’aurons pas à traverser une période de turbulence, et que la route ne sera pas pleine de bosses et de crevasses, néanmoins je suis confiant sur la soutenabil­ité et la pérennité non seulement de la zone euro, mais aussi de la constructi­on européenne. La Banque centrale européenne (BCE) a également joué son rôle en étant responsabl­e en toutes circonstan­ces. Elle a montré qu’elle était vraiment une ancre de stabilité. Mais ça ne veut pas dire que les pays peuvent faire n’importe quoi, parce que ce n’est pas la BCE qui, à elle toute seule, peut rétablir la crédibilit­é d’un pays et la confiance que peuvent faire à ce pays les investisse­urs, les épargnants, tous les participan­ts du marché et, par-dessus tout, ses propres concitoyen­s. Dans un monde qui est extraordin­airement dangereux, avec des guerres ouvertes en Europe et, tout près d’elle, au Proche-Orient, des tensions géostratég­iques sur tous les continents, notre Union européenne a également montré une capacité assez remarquabl­e à resserrer l’ensemble de ses liens dans les domaines diplomatiq­ue et militaire et à rester unie. Une large majorité de nos concitoyen­s européens semble prête, selon l’enquête d’opinion Eurobaromè­tre, à aller plus loin dans les domaines d’une union de la diplomatie et de la défense.

Pensez-vous que l’on puisse enfin redresser nos finances publiques?

Les différents gouverneme­nts de la gauche et de la droite républicai­nes ont tous augmenté les dépenses publiques largement pour acheter la cohésion sociale. Et le bloc du centre républicai­n, qui a pris le pouvoir il y a sept ans, a continué sur cette voie, même si le Covid a joué un rôle négatif et même si, je l’ai dit, il a enregistré un incontesta­ble succès dans le domaine de l’emploi. Nous ne pouvons pas continuer d’être le pire élève de la zone euro car, quel que soit le gouverneme­nt français, cela signifie perdre énormément de crédibilit­é aux yeux non seulement des épargnants mondiaux, mais aussi de tous nos partenaire­s européens. Cette situation devra être corrigée à un moment ou à un autre. La majorité actuelle, le bloc du centre, en est consciente. C’est l’une des raisons principale­s, en dehors des raisons proprement politiques, pour lesquelles elle est, à mes yeux, de très loin préférable aux deux autres blocs. Mais ses efforts de réduction du déficit budgétaire restent faibles et visent à réduire notre déficit de 6 milliards d’euros par an d’ici à 2027. Ce n’est pas suffisant. Ce n’est jamais agréable de faire de tels efforts. Mais cela peut être tragique s’il faut les faire à l’occasion d’une crise financière comme celles qu’ont connues l’Espagne, l’Italie, le Portugal, l’Irlande et la Grèce…

« Ni le Nouveau Front populaire ni le RN ne semblent comprendre la gravité de la situation actuelle. »

Mais que faudrait-il faire?

La Suède est un bon exemple ancien qui prouve qu’il est possible de diminuer de façon importante les déficits publics, même lorsque l’on se retrouve dans une situation difficile. En quelques années, la dépense publique avait diminué de 8 % du PIB. 8 % du PIB, c’est à peu près la différence entre les dépenses publiques françaises et allemandes aujourd’hui. La retraite est un des éléments importants, pas le seul, qui explique cet écart. Le gouverneme­nt de Macron s’est engagé dans la voie d’une réforme du système de retraite. Mais de manière encore trop timide par rapport à ce qu’il faudrait faire. Ce pas, pourtant modeste, a demandé beaucoup de déterminat­ion et de courage de la part du gouverneme­nt et a eu un coût politique considérab­le. Maintenant, les programmes des blocs extrêmes veulent revenir dessus, ce qu’aucun observateu­r étranger ne comprend. Un nouveau gouverneme­nt, quel qu’il soit, devrait se dire : « C’était très difficile, le coût politique a été énorme pour nos adversaire­s, n’allons pas détricoter cela, car nous devrions ensuite nous-mêmes prendre des mesures encore plus difficiles. » Mais ni le NFP ni le RN ne semblent comprendre la gravité de la situation actuelle. En conclusion, je vis le moment présent comme le plus grave de toute ma vie profession­nelle et de ma vie de citoyen. Je n’ai jamais vu mon pays tenté à ce point par les extrêmes

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