Une fable française
Oh, la jolie photo de groupe qui se prépare… À la veille d’un second tour encore plein d’incertitudes, la future Assemblée semble déjà chargée d’une humeur vengeresse. Ni Poutine, ni Hamas, écrivions-nous dans ces colonnes avant le premier tour, imaginant comme abri de fortune un vaste cercle allant de la droite non lepénisée à la gauche non mélenchonisée… Cet espace, à cette heure, est singulièrement rétréci.
Comment en sommes-nous arrivés là ? L’expression « l’éléphant dans la pièce » nous vient probablement de l’écrivain et fabuliste russe Ivan Krylov (1769-1844), grandement inspiré par Ésope et La Fontaine. Dans l’une de ses fables, intitulée Le Curieux, un homme visite un musée, se passionne pour les papillons, scarabées et autres insectes, mais manque de remarquer l’éléphant disposé juste devant l’entrée… Quels sont ces pachydermes que nous n’avons pas su voir ?
S’agissant du Rassemblement national, il est difficile de ne pas remarquer que les premiers ressorts de sa progression –sécurité, immigration et autorité– furent finalement assez peu évoqués durant la campagne. Faute de débat pondéré et rationnel – bref, adulte ! – sur le sujet, c’est bien sûr le RN qui engrange. Il s’est certes trouvé, ces dernières années, quelques personnalités – y compris de gauche, d’ailleurs – pour s’y colleter de manière sérieuse, mais enfin l’évitement ou l’aboiement furent plutôt la règle. La morale provisoire de cette fable française est que l’autruchisme ne paie pas. Souvenons-nous de ces mots signés par Emmanuel Macron dans son livre intitulé Révolution, en 2016 : « Si nous ne nous ressaisissons pas, dès le mois de mai prochain, ou dans cinq ans, ou dans dix ans, le Front national sera au pouvoir. Personne ne peut plus en douter. » Si seulement il s’était relu…
L’autre éléphant dans la pièce est évidemment la dette. Remercions les gouvernants de ces cinquante dernières années qui ont réussi à convaincre les Français que ce qui se trouvait devant leurs yeux n’existait pas. Emmanuel Macron a excellé dans cet art, à coups d’euphémismes dilatoires, de circonvolutions ourlées. Le résultat ? Le programme économique du RN est considéré comme le plus crédible par les Français, selon un sondage effectué avant le premier tour par Ipsos pour le Financial Times. Belle performance ! La recette macronienne de l’argent magique fut ainsi largement surpassée par l’aguicheur élixir lepéniste (même coupé à l’eau), lequel fut ensuite éclipsé par l’incroyable potion du Dr Mélenchon. Le tableau global est presque comique : la France est en rupture avec la totalité du reste de l’Europe sur ce plan. La raison, semble-t-il, a fui sous d’autres cieux.
Il faut dire que, contrairement à la France, certains de nos voisins, autrefois habités par les mêmes fantasmes, ont récemment expérimenté la chose. En 2010, l’Espagne, dirigée alors par le socialiste José Luis Zapatero, a dû baisser en urgence les salaires des fonctionnaires de 5 %… Cela les a vaccinés, semble-t-il. Rien de tel chez nous. « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », écrivait Tocqueville. La décision de Gabriel Attal de suspendre la réforme de l’assurance-chômage, dans le cadre d’un grenouillage politique de dernière minute avec le Nouveau Front populaire, nous rapproche d’ailleurs un peu plus de l’échéance.
L’Europe nous regarde ébahie, parfois effrayée. À notre décharge, l’Amérique, après la déroute de Joe Biden dans son débat face à Donald Trump (lire p. 12), se trouve manifestement dans le même état de nerfs. Notre couverture de cette semaine, dont Macron semble être en train de sortir du cadre, est d’ailleurs un clin d’oeil à celle de Time, qui montre un Biden dans la même posture, sous ce titre : « Panic. »
Faut-il, nous aussi, paniquer ? Il y a des raisons pour cela. On peut, aussi, prendre du recul et se raccrocher à cette magnifique sagesse signée de Gaulle : « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! » Sauf qu’aujourd’hui, il paraît plutôt loin, le renouveau
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