« C’est l’abolition totale de la frontière entre fiction et réalité »
L’avocat de Bastien Vivès confie son inquiétude sur une affaire où la dimension artistique est niée.
Le Point: Pourquoi Bastien Vivès se retrouve-t-il devant un parquet chargé des affaires de mineurs et non du droit de la presse?
Richard Malka: J’espère que la volonté du parquet de Nanterre n’est pas d’escamoter tout débat et toute problématique de liberté de création et de liberté d’expression. Et que l’on n’imagine pas juger Bastien Vivès comme un délinquant sexuel, en dix minutes, entre deux autres prévenus. Je ne veux pas faire de procès d’intention, mais je ne cache pas une certaine inquiétude, parce que cette affaire a été orientée vers la section mineurs du parquet, traitée par la brigade des mineurs, alors même qu’il y a une chambre correctionnelle qui s’occupe de liberté d’expression à Nanterre. De ce fait, des questions assez surréalistes ont été posées sur le consentement de tel ou tel personnage de Bastien Vivès. Il faudra que l’on m’explique comment une feuille de papier est consentante ou pas. C’est l’abolition totale de la frontière entre fiction et réalité, et la négation de la représentation, qui fonde notre civilisation. Il est hors de question que la problématique de la liberté d’expression ne soit pas abordée au cas où il y aurait des poursuites engagées. Et dans le cas où il y aurait une poursuite, il faudrait entendre les deux procureurs qui ont prononcé des classements sans suite concernant Petit Paul en 2018 et 2020. Pourquoi auraient-ils protégé des albums pédopornographiques si on considère qu’ils le sont ? Et du point de vue de l’État de droit, comment un album de 2011 (Les Melons de la colère) subventionné par le ministère de la Culture et un autre de 2018 bénéficiant de deux classements sans suite sans même qu’il ait été jugé utile d’entendre l’auteur peuvent subitement caractériser un délit en 2024 ? Cela signifierait qu’il y aurait un principe de rétroactivité de la loi pénale selon le sens du vent. Pourtant le droit ne devrait pas être une girouette, sinon ce que l’on fait aujourd’hui en conformité avec la loi pourrait vous valoir une condamnation pénale dix ans plus tard! Cela imposerait, pour tout artiste, d’anticiper le futur pour ne pas être condamné, ce qui est évidemment une vision cauchemardesque.
Vous avez défendu «Charlie Hebdo» en 2007 lors du procès des caricatures. Feriez-vous un rapprochement avec cette affaire, comme Riss l’avait fait lui-même dans un éditorial où il défendait Bastien Vivès?
Ce qui est certain, c’est qu’il y a un problème avec le dessin. Il y a des milliers de livres où il est question de pédophilie et d’inceste, parfois avec de nombreux détails. Si on s’engage sur cette voie de l’interdiction de la représentation du mal en pensant que le mal va disparaître, commençons par supprimer le tableau de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, ou tous les tableaux qui représentent Zeus enlevant Ganymède. On est dans une confusion absolue et une régression inquiétante. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de limites. La liberté d’expression n’est pas le seul enjeu dans notre société. La protection des enfants est aussi un impératif absolu, mais les vrais enfants, pas des dessins, ou alors il faut qu’il y ait incitation ou apologie. Et ce n’est pas le cas dans les albums humoristiques et grotesques de Bastien Vivès. Jamais on n’a retrouvé un dessin de Bastien Vivès dans l’ordinateur d’un pédophile. C’est une vue de l’esprit. Jamais, dans aucun pays, un lien n’a été établi entre des dessins humoristiques, des caricatures ou des satires de bon ou de mauvais goût, et un délit quelconque.
Pourquoi avez-vous conseillé à Bastien Vivès de ne pas se soumettre à l’expertise psychiatrique qui lui était proposée?
Cela m’a coupé le souffle d’entendre une policière, sur une demande du parquet, comme le texte de l’amendement Jolibois le prévoit, vouloir soumettre un dessinateur de BD, qui n’a fait que mettre des traits sur une feuille, à un examen de son psychisme. C’est monstrueux, et on ne s’en rend même plus compte. En Russie, on fait peut-être cela. Mais dans ce pays que je chéris pour la place qu’il a consacrée à la liberté de création et d’expression, qu’on puisse demander cela à un artiste glace le sang