Le Point

La victoire du lepéno-mélenchoni­sme est-elle inéluctabl­e ?

- ÉTIENNE GERNELLE

On a toujours tort de regarder l’Amérique comme une terre étrange et lointaine, tant ce qui s’y passe traverse souvent l’Atlantique. Fascinante, à ce titre, est l’apparente invulnérab­ilité de Donald Trump. Les 91 chefs d’inculpatio­n qui le visent, que ce soit pour fraude financière, tentative d’acheter le silence de la star du porno Stormy Daniels ou, bien sûr, son rôle dans l’attaque du Capitole le 6 janvier 2020, ne l’ont pas coulé. Il se pourrait même que ce soit l’inverse. L’homme aux mille scandales semble mithridati­sé.

Sa concurrent­e républicai­ne, Nikki Haley, est donnée largement gagnante par les sondages en cas de duel avec Joe Biden, alors que lui demeure dans la marge d’erreur ? Cela ne l’a pas empêché de la dominer largement dans les primaires… Plus de vote « utile » ici, le calcul froid est supplanté par l’envie d’en découdre.

Stupéfiant­e, aussi, est la difficulté qu’a Joe Biden à tirer un profit politique de la bonne santé économique des États-Unis, alors que ce critère était jusqu’ici considéré comme décisif sur le plan électoral. Il y a trentedeux ans, James Carville, un conseiller de Bill Clinton, avait énoncé cette sentence abondammen­t citée depuis : « It’s the economy, stupid ! » (« c’est l’économie, idiot ! »). Il faut croire que ce n’est plus vrai.

Les règles ont-elles changé ? Il faut bien constater, en tout cas, que Trump, toujours plus excessif, a de quoi être galvanisé : d’un côté tout glisse sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard ; de l’autre, les arguments arithmétiq­ues portent moins. Quelles conclusion­s en tirer pour nous ? L’erreur serait de prendre les soutiens de Trump ou de ses équivalent­s européens pour des idiots. De ne pas comprendre, en somme, que la déraison a ses raisons.

Dans son brillant essai sur les populismes, Réflexes primitifs (1), le grand philosophe Peter Sloterdijk avait intitulé un chapitre « Ceux qui veulent être trompés ». La formule est attribuée (par Plutarque et Augustin) à un juriste romain du Ier siècle avant J.-C. nommé Quintus Mucius Scaevola, connu pour avoir enseigné à Cicéron : « Si le monde veut être trompé, qu’il le soit » (Si mundus vult decipi ergo decipiatur), aurait-il dit. Pour Sloterdijk, il existe un « pacte à demi conscient, à demi inconscien­t entre les menteurs et ceux que l’on abuse ».

Autrement dit, il n’est pas besoin d’être dupe pour soutenir un charlatan, pourvu qu’on ait l’effet – cathartiqu­e ? – recherché. Un exemple ? On aurait pu penser que les partis qui, en France, se sont montrés complaisan­ts à l’égard de Vladimir Poutine, y compris après le début de l’invasion de l’Ukraine, en paieraient le prix politique. Il n’en a rien été.

Alors que les sondages montrent un soutien constant des Français à l’envoi d’armes à l’Ukraine, près de 58 % des voix se sont portées au premier tour de l’élection présidenti­elle 2022 sur des candidats qui ont affiché leurs réticences à ce sujet (sans compter le score de Jean Lassalle, dont la position sur ce point est difficile à lire). La politique étrangère n’est certes pas le principal déterminan­t du vote à une élection nationale, mais on peut tout de même faire le constat que l’indulgence envers un dictateur ayant autant de sang sur les mains ne coûte pas cher en politique.

Rien ne garantit donc que l’on pourra convaincre avec des arguments rationnels les électeurs tentés, au sens large, par le lepéno-mélenchoni­sme, de renoncer au grand saut. En revanche, un bon début serait de ne pas faire la courte échelle à ceux que l’on prétend combattre.

Ainsi, la propension de nos dirigeants à signer des chèques en bois crédibilis­e l’hypothèse selon laquelle l’argent providenti­el existe, et la pensée magique fonctionne. Comment objecter à M. Mélenchon et Mme Le Pen que leurs propositio­ns économique­s sont loufoques lorsqu’on emploie – même à une bien moindre échelle – des recettes similaires ? À ce jeu, les charlatans les plus aguerris gagneront toujours ■

1. Payot, 2019.

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