CE COMTE EST BON
Pour l’académicien et grand cinéphile Frédéric Vitoux, l’adaptation sur les écrans du roman de Dumas par le duo Delaporte-La Patellière est, à une ou deux réserves près, une franche réussite. Grâce en grande partie à Pierre Niney et Anaïs Demoustier.
Rêvons ou cauchemardisons un instant. Et si Alexandre Dumas n’avait jamais existé ? Des centaines, peut-être des milliers de longs-métrages inspirés de son oeuvre, dans tant de pays, n’auraient évidemment jamais vu le jour. Et même si l’on n’effaçait que ses deux livres les plus célèbres, Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Cristo, publiés au milieu des années 1840, des pans entiers de nos cinémathèques s’écrouleraient. Matthieu Delaporte, coadaptateur et réalisateur, avec Alexandre de La Patellière, d’une nouvelle et stimulante version du Comte de Monte-Cristo, ne s’y est pas trompé : « Dumas est un dieu vivant pour tous les scénaristes. »
Un dieu ou plutôt un redoutable tentateur ? Comment porter à l’écran par exemple la trilogie des Mousquetaires ? Son premier volume, avec sa jeunesse, ses aventures trépidantes et sa folle gaieté, parfait ! Mais la suite, Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne, la vieillesse et la mort de d’Artagnan, Athos et Porthos ? Impossible de traduire cette totalité romanesque à peu près unique dans l’histoire de notre littérature, avec La Recherche du temps perdu de Proust, puisque ce qui se joue dans les deux cas, c’est le temps long, ce sont les années qui s’écoulent, cette durée que le lecteur ressent physiquement, page après page, en épousant le vieillissement progressif de leurs personnages – qui, chez Dumas seul, il faut le souligner, répond aux évolutions de l’Histoire. Nos mousquetaires se retirent d’un monde – la monarchie désormais absolue de Louis XIV – où ils n’ont plus leur place.
Et Monte-Cristo ? Son scénario semble cette fois du pain bénit pour les cinéastes puisqu’il exploite et porte à son sommet ce thème dramatique à peu près universel au théâtre, au roman ou au cinéma, et qui tient en trois mots : amitié, trahison et vengeance.
Mais avec Dumas, tout se complique très vite. Il va multiplier les silhouettes secondaires et les intrigues annexes le long des 1 400 pages de son livre. Y apporter une dimension politique, avec les fluctuations opportunistes de ses héros les plus noirs, des derniers soubresauts de l’Empire à la monarchie de Juillet. Et changer surtout de tonalité entre l’aventure idyllique du
“Delaporte et La Patellière s’en tirent avec les honneurs, au prix de quelques obscurités narratives”
début, pour Edmond Dantès, si jeune et intrépide, qui ne doute ni de l’avenir, ni de l’amour qui lui est promis dans les bras de la jeune et tendre Mercédès et ce qui va suivre : les calomnies mensongères de ses proches, sa plongée dans les cachots immondes du château d’If, cette immersion dans un enfer dont il ne reviendra pas. La preuve, son décès a été officiellement proclamé par les autorités de son pays. Et c’est alors, bien après sa fuite, qu’un autre roman se fait jour, avec un autre personnage, une autre histoire hyperboliquement romantique ou gothique : celle de Monte-Cristo qui a connu la mort et la résurrection, dont l’immense fortune due à son ancien compagnon de misère, l’abbé Faria, lui assure une puissance souveraine ou mieux une invulnérabilité de surhomme, qui s’assigne une nouvelle mission, celle de faire justice ou de se faire justice, tel un nouveau Christ, à moins qu’il ne s’agisse d’une créature du démon. Le Comte de Monte-Cristo devient donc bientôt, pour une part, un roman social digne de Balzac, certes, mais surtout un récit quasi métaphysique. Inadaptable donc, Monte-Cristo avec sa complexité et ses éclairages successifs ? Non. Mais quitte à accepter de le réduire ? Forcément.
Delaporte et La Patellière s’en tirent avec les honneurs, au prix de quelques obscurités narratives. Ils font l’impasse sur l’arrièreplan politique de l’histoire, pourtant si éclairant, mais ils écartent à bon droit les intrigues, les personnages et les décors annexés, ils resserrent la dramaturgie et prennent même parfois des libertés bien venues avec le récit.
Parmi les délateurs et calomniateurs de Dantès, Danglars le comptable, l’armateur et bientôt banquier, se présente tout d’abord à l’écran comme le capitaine du navire, qui l’affronte d’emblée à bord. On gagne du temps. Le futur comte de Morcerf, l’ami de jeunesse du héros, et lui-même amoureux de Mercédès qu’il parviendra du reste à épouser, se révèle un aristocrate de vieille souche, si bien que la jalousie ou la haine que lui inspire Dantès sont redoublées aussi par sa morgue de classe ? Tout est encore plus clair.
Excellente aussi, cette idée de faire arrêter Dantès par les gendarmes à l’instant même où se célèbre son mariage. Elle est digne de ce que le feuilleton mélodramatique offre de meilleur – et Monte-Cristo appartient aussi à ce genre, ne l’oublions pas. Le trésor caché de l’abbé Faria qui provient cette fois des Templiers ? Au moins, le public français mesurera l’énormité de la somme. Et laisser Mercédès en vie (Dumas se retournerait-il dans sa tombe ?) ménage au film une fin ouverte, et, qui sait, pour Monte-Cristo, l’ombre d’un espoir ou d’une rédemption.
Il y a plus. Il y a Pierre Niney dans son double rôle, impeccable de légèreté intrépide et quasi stendhalienne tout d’abord, puis de résolution infernale ensuite. Il faut l’entendre, dans l’église provençale ou s’écroulèrent jadis ses rêves de bonheur, braver le Christ en croix et affirmer, sans même élever la voix : « À partir de maintenant, c’est moi qui récompense et c’est moi qui punis. » Jamais il ne surjoue. Il demeure le même (Mercédès seule le reconnaît, vingt ans après) et il est pourtant tout autre. Les trois « méchants », Patrick Mille, Bastien Bouillon et Laurent Lafitte n’en rajoutent jamais non plus. À quoi bon ? Leur retenue redouble leurs noirceurs. Et Anaïs Demoustier, si tendre et juvénile au début, si drapée de chagrin et de silence ensuite, elle qui a fini par épouser Moncerf, s’impose comme l’une des plus déchirantes Mercédès que le cinéma nous a jamais donnée.
DU CINÉMA À HAUTEUR DE DRONE
Tout en somme aurait dû concourir à notre bonheur si nos réalisateurs ne s’étaient cru tenus de s’égarer parfois, dans leurs scènes chocs, vers une esthétique propre aux productions science-fictionnesques, aux jeux électroniques ou aux bandes dessinées. Ah ! ces décors grandiloquents, avec leurs couleurs fluo ! Ce duel conclusif entre Dantès et Morcerf qui n’en finissent pas de s’entretuer avant de reprendre vie ! Et ces caméras en plein ciel, qui vrillent l’espace ! Comme il semble loin, ce temps du cinéma à hauteur d’homme, comme on le disait alors, qui ennoblissait les grands films d’aventures ! Nous sommes parvenus désormais à l’ère du cinéma à hauteur de drone. Et tout est dit.
N’oublions pas non plus l’irruption ou l’éruption d’une musique assourdissante qui souligne, comme une coulée de lave, ces moments où le spectateur est assigné à s’émouvoir ou à retenir son souffle. Cette redondance est infantile. Les ados à qui ce film s’adresse se réjouiront de cet environnement qui leur est familier. Mais je ne suis pas certain que cette esthétique intermittente de l’épate s’accorde à la complexité, à la vitalité et à l’intelligence qui se déploient d’abord dans cette adaptation du chef-d’oeuvre de Dumas.