AIMER POUR VIVRE
Comment Edgard Morin juge-t-il la crise politique des derniers jours ? Quelles observations en tire ce philosopheanthropologue, vivant parmi les vivants, qui considère l’homme moderne comme une sorte de somnambule dépourvu d’instruments pour penser le monde et en comprendre les risques ? Du haut de ses 102 ans, il garde un silence d’or, tandis que d’autres reprennent sa plume. Le livre qui vient de naître entre les mains de l’éditeur Marc de Smedt restitue treize de leurs
« conversations visionnaires » , tenues entre 1971 et 2023. On y découvre la prise de conscience écologique d’Edgar Morin avant qu’elle ne soit à la mode, son étonnement constant, sa priorité à l’autoexamen et à l’autocritique pour que ses conflits internes ne soient pas toujours
« ventilés vers autrui » . Voilà les leçons à la fois pragmatiques et spirituelles que notre centenaire livre à son contemporain ébaubi, vous et moi. Sa réflexion d’intellectuel jouisseur est cohérente dans la durée, ce qui est bon signe. Elle procure la même délectation qu’une discussion au coin du feu et les mêmes fruits qu’une recherche éperdue du chemin de vie caché sous les feuilles. Au terme de cette lecture, les feuilles finissent jetées au feu et « l’essentiel » apparaît. « La vie est un tissu mêlé de prose et de poésie, écrit-il en 2001. […] Nous sommes dans une société qui évidemment tend à disjoindre prose et poésie et où il se produit une très grande offensive de prose liée à cette grande offensive technique, glacée, mécanique, chronométrée, où tout se paye, où tout est monétarisé. La poésie a bien sûr essayé de se défendre. […] Il nous faut de la prose pour ressentir la poésie. » Pour ce polygraphe né dans une famille juive, il s’agit de lutter contre les bourrages de crânes qui accompagnent toujours les guerres. À Gaza ou à Kharkiv, les bombardements réveillent chez lui le souvenir de la Seconde Guerre mondiale à laquelle en tant que communiste et gaulliste, il a pris part. Il n’est pas certain que cette figure de la gauche se reconnaisse aujourd’hui dans le Nouveau Front populaire. Qu’importe. L’essentiel est, selon lui, de garder son attention en éveil, chérir son devoir de conscience mais surtout – conclusion du livre, face aux braises incandescentes – de
« Vivre d’amour et (d’)aimer pour vivre ». Chiche.