“Le risque existe de voir surgir une Assemblée ingouvernable”
Le directeur général de la Fondapol * revient sur les élections européennes et la nouvelle place du Rassemblement national au centre du jeu politique français et européen. Il souligne les positions proeuropéennes et favorables à la démocratie des électeurs des partis dits populistes, même s’ils restent attachés à leurs États nations.
Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale après un scrutin européen. Cela illustre-t-il l’européanisation du débat politique ?
C’est une première, et la décision surprend. Le fait d’avoir prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale le soir du résultat des élections européennes nationalise l’interprétation des élections européennes. C’est d’autant plus une surprise que le contraire avait été affirmé par Emmanuel Macron pendant les années précédentes et pendant la campagne. On peut comprendre la nécessité de dissoudre, mais il aurait pu le faire plus tard, à l’automne, après les Jeux olympiques, pour des raisons liées aux dysfonctionnements du Parlement, par exemple le refus par les oppositions de voter le budget, ce qui aurait permis d’engager aussi la responsabilité des oppositions.
La dissolution est interprétée comme une audace tactique afin de forcer le Rassemblement national à gouverner et échouer. Le Rassemblement national est-il prêt ?
Marine Le Pen y voit sans doute une manoeuvre et ne veut pas s’y laisser prendre. Quelques signes indiquent qu’elle préfère ne pas gagner les législatives. Elle souhaite bien sûr augmenter le nombre de ses députés, mais pas au point de devoir propulser le RN à Matignon et de l’impliquer entièrement dans la gestion du pays trois ans avant 2027. Marine Le Pen n’a aucun intérêt à voir son parti décevoir, échouer, s’épuiser avant la présidentielle. On a connu ça entre 1993 et 1995, lors de la cohabitation Mitterrand-Balladur. Le risque existe de voir surgir une Chambre ingouvernable, où le RN, les gauches, LR et Renaissance formeraient des groupes inconciliables et dont aucun ne serait capable de constituer une majorité. Les oppositions seraient alors tentées de tirer profit de l’avènement d’une Assemblée nationale ingouvernable pour mettre en cause le choix et le moment de la dissolution et d’exiger la démission du président.
N’est-ce pas aussi parce que Marine Le Pen n’a pas encore accompli sa mue en candidate de gouvernement ?
Les partis dits d’extrême droite qui sont parvenus au pouvoir ces dernières années en Europe ont tous préalablement exprimé leur ralliement à l’Union européenne et à l’euro. Or, si de nombreuses personnes assurent que
Marine Le Pen s’est explicitement ralliée à l’euro, j’ai eu beau chercher, je ne vois pas de déclaration claire de sa part à ce sujet. Son entourage peut-être, mais elle, non. Il y a donc encore beaucoup de flou dans le projet qu’elle porte, et s’agissant en particulier de l’Europe et de l’euro, le flou n’est pas bon, ni pour parvenir au pouvoir ni pour exercer le pouvoir. Nos créanciers, les marchés et les États membres réagiraient brutalement si Marine Le Pen devait maintenir le flou sur sa conversion à l’euro, ou renoncer aux efforts de rigueur attendus de la part d’un pays très endetté.
L’enquête que vous avez publiée sur l’opinion européenne montre que les électorats populistes sont majoritairement proeuropéens et favorables à l’euro. Est-ce à cela qu’elle doit s’adapter ?
Cela fait des années que nos enquêtes mesurent le fort attachement des Européens à la construction européenne, y compris dans les pays où le populisme est puissant. Nous avons voulu comprendre cette anomalie. Et nous avons découvert que les électeurs des partis populistes sont très majoritairement proeuropéens. Ils soutiennent aussi bien les valeurs que les institutions. Ils font même davantage confiance à la Commission européenne qu’à leur gouvernement national, et davantage confiance au Parlement européen qu’à leur propre Parlement.
« L’union fait la force » face au reste du monde ? Est-ce vrai, toutes opinions confondues ?
Indéniablement. Les électeurs des partis populistes en Europe ne sont pas fédéralistes pour autant. Ils restent attachés à leurs États-nations, mais à l’âge de la globalisation, ils en voient les limites. Et ils veulent, sur un plan purement pratique, que ces États mettent en oeuvre des politiques publiques de défense de leurs intérêts, de leur espace commun et de leur vision du monde : des frontières, la régulation de l’immigration, la défense de nos industries, de nos libertés, de l’égalité homme-femme, etc.
Les électeurs populistes veulent-ils plus que les autres une Europe qui les protège ?
C’est une revendication fondamentale. Mais elle reste sans réponse. L’Europe ne peut pourtant pas demeurer la seule partie du monde qu’aucune frontière ne protégerait ni même ne limiterait. Nombre d’Européens éprouvent le sentiment d’être exposés à toutes les forces transnationales du monde – financières, pandémiques, numériques, migratoires, commerciales, d’ingérences en tout genre, etc.
Quelles sont leurs priorités ?
Une immigration sous contrôle. Les Européens ne sont pas hostiles à l’immigration, mais à l’immigration illégale et à l’immigration sans intégration. De même, ils aspirent à une transition climatique consentie. Ce sont, selon moi, deux des principaux sujets qui ont fait l’élection. Les électeurs ne veulent pas attendre plus longtemps que les institutions européennes répondent à leur demande réitérée de défense des frontières, de sécurité et de valeurs, ce que l’on qualifie parfois d’identité.
Qu’en est-il du Green Deal ?
Il a donné aux électeurs l’occasion de constater que la Commission et le Parlement étaient capables de volontarisme, ici en faveur de la transition énergétique, alors même qu’il n’y a pas eu de vague verte en 2019, contrairement à ce qui a été écrit. À l’échelle de l’Union, la moyenne du vote écologique était de 9,8 % (elle vient de passer à 7,5 % aujourd’hui). La distorsion était forte entre l’urgence écologique décrétée par Ursula von der Leyen et les attentes des électeurs européens.
D’autant plus que Frontex, l’agence de surveillance des frontières, soutenue par Jean-Claude Juncker entre 2015 et 2019, a été dévitalisée par Ursula von der Leyen, avec l’aval d’Emmanuel Macron…
Si les frontières nationales sont inopérantes, l’absence de frontières européennes revient à nier l’Union européenne et la citoyenneté européenne. Il faut choisir. Or, selon notre enquête, la quasi-totalité des Européens (86 %) réclame l’affirmation et la défense des frontières de l’Union. C’est une demande fondamentale. Cela revient à revendiquer à l’échelle du monde la reconnaissance d’un espace propre aux Européens. La demande de frontières extérieures communes contrôlées et protégées participe de l’affirmation d’une identité européenne positive.
Si le vote a été mal compris en 2019, il y a des chances pour qu’il le soit un peu mieux en 2024…
Il faut insister sur ce point qui ne va pas de soi. Autant, en 2019, les commentateurs ont parlé d’une vague verte qui n’a pas existé, autant, cette fois-ci, ils peinent à voir la nouvelle poussée des électorats qui réclament la défense des frontières, des valeurs et de la sécurité. Ce serait une erreur grave d’interpréter les choses de cette manière. Si l’on comptabilise tous les eurodéputés de droite – PPE, CRE, ID, et les eurodéputés non inscrits relevant des droites et des droites populistes –, on obtient désormais un ensemble qui représente 51 % des députés au Parlement. Ce même calcul donnait 45,8 % en 2019. Cela n’était jamais arrivé. Symétriquement, évidemment, les forces de gauche cumulées selon le même type de calcul représentaient 35 % des élus en 2019, et 32 % cette année.
Pourtant, aussi bien Mme von der Leyen que le patron du PPE, Manfred Weber, ont annoncé d’emblée qu’ils préféraient continuer de travailler avec la gauche. On aurait pu penser que Giorgia Meloni, même en restant membre du groupe des Conservateurs et réformistes, serait mieux considérée…
Il y a sûrement des raisons tactiques à ces déclarations. Mais pour le PPE, qui conforte ses positions, ce serait
“Les députés issus
des nd droites représentent 51 % des élus au Parlement européen. Cela ne s’était jamais
produit”
“Pour le PPE, qui conforte ses positions, ce serait une étrange idée
de reconduire une alliance avec des partis déclinants”
une étrange idée de commencer la législature avec des formations fragiles ou déclinantes. Mme von der Leyen, qui veut être reconduite à la présidence de la Commission européenne, serait bien inspirée de tenir compte des nouvelles réalités électorales européennes. Le choix de faire voter le pacte asile-immigration en avril de cette année s’apparente à un rattrapage de dernière minute qui montre à quel point les réponses attendues par les Européens ont du mal à passer, même lorsque leurs demandes sont élémentaires. Les responsables européens doivent y prendre garde, les Européens sont convaincus par la pertinence d’une « union » entre les États et les peuples du Vieux Continent, ils approuvent et soutiennent ce principe depuis des années maintenant, mais ils ne continueront pas à le faire si les autorités européennes devaient se permettre de ne pas tenir compte des résultats électoraux.
La persistance de ces alliances au centre plutôt qu’avec certains partis dits d’extrême droite tient à cette idée qu’ils sont extrémistes et infréquentables. On pense bien sûr à l’AfD, qui a été expulsée par le RN du groupe Identité et démocratie…
D’abord, il faut noter le résultat de l’AfD progressant de 11 à 16 % entre 2019 et 2024, dans un contexte pourtant accablant pour ce parti d’extrême droite, pris dans des scandales d’espionnage pour le compte de la Russie et de la Chine, et après avoir annoncé un projet choquant de remigration de citoyens ayant la nationalité allemande mais d’origines étrangères et jugés « non assimilés ». Lors des élections européennes, l’AfD s’impose comme le premier parti en ex-Allemagne de l’Est (27 %), et le deuxième dans la partie ouest. Les enquêtes d’opinion montrent que seuls 5 % des électeurs de ce parti se situent à l’extrême droite. Eux aussi, comme nous l’avons dit plus haut, se montrent favorables à l’Europe et à l’euro. Cela contraint d’ailleurs l’AfD à renoncer à ses positions extrêmes, qu’il s’agisse de la remigration pour des citoyens allemands, ou du « Dexit », la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne.
Revenons à la France. Si on vous suit, le RN, pour exercer le pouvoir, doit devenir clairement proeuropéen…
Le RN ne pourra pas gagner sans accepter l’euro. Il n’y a pas de plafond de verre, mais un plafond monétaire. Giorgia Meloni a effectué ce travail et, pourtant, elle est issue d’une lignée politique postfasciste. Elle soutient désormais tout ce qu’elle a combattu : l’Otan, l’euro, l’Europe. Elle reste en revanche attachée à un conservatisme culturel. Et si elle a changé sur bien des sujets, c’est parce que les électeurs le voulaient ainsi.
Votre enquête montre que les électeurs européens veulent massivement plus d’Europe. Ils jugent leurs États-nations insuffisants pour les protéger des menaces du vaste monde. Mais, en France, la place de l’État ne nous metelle pas à part ?
Emmanuel Macron s’est beaucoup démené pour atténuer cette opposition, et il avait raison d’y croire, car nos sondages nous montrent que les Français sont prêts à soutenir un vrai projet de puissance publique en Europe, pourvu qu’elle les protège, qu’elle régule, qu’elle bâtisse une armée, comprise comme une armée européenne, non pas à la place des armées nationales, mais supplémentaire.
Un exemple de cela est le jugement des électeurs des droites populistes à propos de la Russie. Elle les inquiète aux deux tiers…
Oui, et même chez les électeurs de la droite populiste en France. Cela se répercute sur le discours du RN. À la fin de sa campagne électorale, Jordan Bardella a tenu à mul
tiplier les dénonciations de la Russie et de son agression de l’Ukraine. Il sait que ses électeurs ne le suivent pas quand il s’agit de soutenir Moscou. Au fond, les populistes sont peu à peu civilisés par leurs électeurs. Et plus ils s’européanisent, plus leur base électorale s’élargit.
Terminons par la bataille terminologique. Faut-il encore parler d’extrême droite ?
J’utilise l’adjectif « populiste », qui désigne des discours et des partis politiques qui promettent de placer au centre l’appel au peuple, par le référendum, par le lien supposé direct entre le chef et ses troupes. Le populisme est ainsi porteur d’une interprétation charismatique du leadership et d’une valorisation de l’autorité du chef.
La démagogie n’est-elle pas une spécialité du style populiste ?
La démagogie n’est pas l’apanage des partis populistes, mais elle est plus intermittente dans les autres partis. Si on parle de démagogie, il ne faut pas omettre d’inclure certains partis de gauche dans la catégorie des partis populistes, par exemple La France insoumise.
Cela sonne-t-il le glas de candidats plus pondérés, comme François-Xavier Bellamy, qui disent presque la même chose que les partis de la droite populiste, mais sans provocations ?
Je constate qu’il y a un bonus pour les candidats qui parlent deux tons au-dessus, et qui n’hésitent pas à multiplier les transgressions. Il n’est malheureusement pas certain que le profil de l’orateur raisonnable et convaincu soit adapté à notre espace public médiatique électrisé par les réseaux sociaux. Pour la vie démocratique, c’est un drame en préparation.
On a coutume de dire que la normalisation du RN dissimule un agenda antidémocratique caché. Que décelezvous dans vos enquêtes ?
Que les électeurs de la droite populiste sont très majoritairement attachés aux libertés et au régime parlementaire. Il existe évidemment des électeurs radicalisés. Il existe une extrême droite au sens propre, autoritaire, antisémite et raciste. Mais, pour l’heure, elle est marginale et n’est pas représentative de l’électorat des partis populistes européens.
Cela inclut-il l’État de droit, y compris en faveur des migrants ?
Là encore, on trouve peu d’Européens qui souhaitent remettre en cause notre corpus libéral commun, y compris en ce qui concerne le droit des étrangers. C’est au coeur de notre tradition libérale, humaniste et judéo-chrétienne. Mais les électeurs contestent l’excès de droits parfois accordés aux étrangers. Il est évident que toute personne dans le monde ne peut avoir un droit à devenir européen. Et pour ceux qui le sont devenus, les Européens n’admettent pas qu’ils puissent agir pour remettre en cause les valeurs communes aux Européens. En la matière, les Européens ont généralement des pensées simples et raisonnables. Il faudrait le reconnaître et en tenir compte.