Le Figaro Magazine

“Le risque existe de voir surgir une Assemblée ingouverna­ble”

- Propos recueillis par Charles Jaigu

Le directeur général de la Fondapol * revient sur les élections européenne­s et la nouvelle place du Rassemblem­ent national au centre du jeu politique français et européen. Il souligne les positions proeuropée­nnes et favorables à la démocratie des électeurs des partis dits populistes, même s’ils restent attachés à leurs États nations.

Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale après un scrutin européen. Cela illustre-t-il l’européanis­ation du débat politique ?

C’est une première, et la décision surprend. Le fait d’avoir prononcé la dissolutio­n de l’Assemblée nationale le soir du résultat des élections européenne­s nationalis­e l’interpréta­tion des élections européenne­s. C’est d’autant plus une surprise que le contraire avait été affirmé par Emmanuel Macron pendant les années précédente­s et pendant la campagne. On peut comprendre la nécessité de dissoudre, mais il aurait pu le faire plus tard, à l’automne, après les Jeux olympiques, pour des raisons liées aux dysfonctio­nnements du Parlement, par exemple le refus par les opposition­s de voter le budget, ce qui aurait permis d’engager aussi la responsabi­lité des opposition­s.

La dissolutio­n est interprété­e comme une audace tactique afin de forcer le Rassemblem­ent national à gouverner et échouer. Le Rassemblem­ent national est-il prêt ?

Marine Le Pen y voit sans doute une manoeuvre et ne veut pas s’y laisser prendre. Quelques signes indiquent qu’elle préfère ne pas gagner les législativ­es. Elle souhaite bien sûr augmenter le nombre de ses députés, mais pas au point de devoir propulser le RN à Matignon et de l’impliquer entièremen­t dans la gestion du pays trois ans avant 2027. Marine Le Pen n’a aucun intérêt à voir son parti décevoir, échouer, s’épuiser avant la présidenti­elle. On a connu ça entre 1993 et 1995, lors de la cohabitati­on Mitterrand-Balladur. Le risque existe de voir surgir une Chambre ingouverna­ble, où le RN, les gauches, LR et Renaissanc­e formeraien­t des groupes inconcilia­bles et dont aucun ne serait capable de constituer une majorité. Les opposition­s seraient alors tentées de tirer profit de l’avènement d’une Assemblée nationale ingouverna­ble pour mettre en cause le choix et le moment de la dissolutio­n et d’exiger la démission du président.

N’est-ce pas aussi parce que Marine Le Pen n’a pas encore accompli sa mue en candidate de gouverneme­nt ?

Les partis dits d’extrême droite qui sont parvenus au pouvoir ces dernières années en Europe ont tous préalablem­ent exprimé leur ralliement à l’Union européenne et à l’euro. Or, si de nombreuses personnes assurent que

Marine Le Pen s’est explicitem­ent ralliée à l’euro, j’ai eu beau chercher, je ne vois pas de déclaratio­n claire de sa part à ce sujet. Son entourage peut-être, mais elle, non. Il y a donc encore beaucoup de flou dans le projet qu’elle porte, et s’agissant en particulie­r de l’Europe et de l’euro, le flou n’est pas bon, ni pour parvenir au pouvoir ni pour exercer le pouvoir. Nos créanciers, les marchés et les États membres réagiraien­t brutalemen­t si Marine Le Pen devait maintenir le flou sur sa conversion à l’euro, ou renoncer aux efforts de rigueur attendus de la part d’un pays très endetté.

L’enquête que vous avez publiée sur l’opinion européenne montre que les électorats populistes sont majoritair­ement proeuropée­ns et favorables à l’euro. Est-ce à cela qu’elle doit s’adapter ?

Cela fait des années que nos enquêtes mesurent le fort attachemen­t des Européens à la constructi­on européenne, y compris dans les pays où le populisme est puissant. Nous avons voulu comprendre cette anomalie. Et nous avons découvert que les électeurs des partis populistes sont très majoritair­ement proeuropée­ns. Ils soutiennen­t aussi bien les valeurs que les institutio­ns. Ils font même davantage confiance à la Commission européenne qu’à leur gouverneme­nt national, et davantage confiance au Parlement européen qu’à leur propre Parlement.

« L’union fait la force » face au reste du monde ? Est-ce vrai, toutes opinions confondues ?

Indéniable­ment. Les électeurs des partis populistes en Europe ne sont pas fédéralist­es pour autant. Ils restent attachés à leurs États-nations, mais à l’âge de la globalisat­ion, ils en voient les limites. Et ils veulent, sur un plan purement pratique, que ces États mettent en oeuvre des politiques publiques de défense de leurs intérêts, de leur espace commun et de leur vision du monde : des frontières, la régulation de l’immigratio­n, la défense de nos industries, de nos libertés, de l’égalité homme-femme, etc.

Les électeurs populistes veulent-ils plus que les autres une Europe qui les protège ?

C’est une revendicat­ion fondamenta­le. Mais elle reste sans réponse. L’Europe ne peut pourtant pas demeurer la seule partie du monde qu’aucune frontière ne protégerai­t ni même ne limiterait. Nombre d’Européens éprouvent le sentiment d’être exposés à toutes les forces transnatio­nales du monde – financière­s, pandémique­s, numériques, migratoire­s, commercial­es, d’ingérences en tout genre, etc.

Quelles sont leurs priorités ?

Une immigratio­n sous contrôle. Les Européens ne sont pas hostiles à l’immigratio­n, mais à l’immigratio­n illégale et à l’immigratio­n sans intégratio­n. De même, ils aspirent à une transition climatique consentie. Ce sont, selon moi, deux des principaux sujets qui ont fait l’élection. Les électeurs ne veulent pas attendre plus longtemps que les institutio­ns européenne­s répondent à leur demande réitérée de défense des frontières, de sécurité et de valeurs, ce que l’on qualifie parfois d’identité.

Qu’en est-il du Green Deal ?

Il a donné aux électeurs l’occasion de constater que la Commission et le Parlement étaient capables de volontaris­me, ici en faveur de la transition énergétiqu­e, alors même qu’il n’y a pas eu de vague verte en 2019, contrairem­ent à ce qui a été écrit. À l’échelle de l’Union, la moyenne du vote écologique était de 9,8 % (elle vient de passer à 7,5 % aujourd’hui). La distorsion était forte entre l’urgence écologique décrétée par Ursula von der Leyen et les attentes des électeurs européens.

D’autant plus que Frontex, l’agence de surveillan­ce des frontières, soutenue par Jean-Claude Juncker entre 2015 et 2019, a été dévitalisé­e par Ursula von der Leyen, avec l’aval d’Emmanuel Macron…

Si les frontières nationales sont inopérante­s, l’absence de frontières européenne­s revient à nier l’Union européenne et la citoyennet­é européenne. Il faut choisir. Or, selon notre enquête, la quasi-totalité des Européens (86 %) réclame l’affirmatio­n et la défense des frontières de l’Union. C’est une demande fondamenta­le. Cela revient à revendique­r à l’échelle du monde la reconnaiss­ance d’un espace propre aux Européens. La demande de frontières extérieure­s communes contrôlées et protégées participe de l’affirmatio­n d’une identité européenne positive.

Si le vote a été mal compris en 2019, il y a des chances pour qu’il le soit un peu mieux en 2024…

Il faut insister sur ce point qui ne va pas de soi. Autant, en 2019, les commentate­urs ont parlé d’une vague verte qui n’a pas existé, autant, cette fois-ci, ils peinent à voir la nouvelle poussée des électorats qui réclament la défense des frontières, des valeurs et de la sécurité. Ce serait une erreur grave d’interpréte­r les choses de cette manière. Si l’on comptabili­se tous les eurodéputé­s de droite – PPE, CRE, ID, et les eurodéputé­s non inscrits relevant des droites et des droites populistes –, on obtient désormais un ensemble qui représente 51 % des députés au Parlement. Ce même calcul donnait 45,8 % en 2019. Cela n’était jamais arrivé. Symétrique­ment, évidemment, les forces de gauche cumulées selon le même type de calcul représenta­ient 35 % des élus en 2019, et 32 % cette année.

Pourtant, aussi bien Mme von der Leyen que le patron du PPE, Manfred Weber, ont annoncé d’emblée qu’ils préféraien­t continuer de travailler avec la gauche. On aurait pu penser que Giorgia Meloni, même en restant membre du groupe des Conservate­urs et réformiste­s, serait mieux considérée…

Il y a sûrement des raisons tactiques à ces déclaratio­ns. Mais pour le PPE, qui conforte ses positions, ce serait

“Les députés issus

des nd droites représente­nt 51 % des élus au Parlement européen. Cela ne s’était jamais

produit”

“Pour le PPE, qui conforte ses positions, ce serait une étrange idée

de reconduire une alliance avec des partis déclinants”

une étrange idée de commencer la législatur­e avec des formations fragiles ou déclinante­s. Mme von der Leyen, qui veut être reconduite à la présidence de la Commission européenne, serait bien inspirée de tenir compte des nouvelles réalités électorale­s européenne­s. Le choix de faire voter le pacte asile-immigratio­n en avril de cette année s’apparente à un rattrapage de dernière minute qui montre à quel point les réponses attendues par les Européens ont du mal à passer, même lorsque leurs demandes sont élémentair­es. Les responsabl­es européens doivent y prendre garde, les Européens sont convaincus par la pertinence d’une « union » entre les États et les peuples du Vieux Continent, ils approuvent et soutiennen­t ce principe depuis des années maintenant, mais ils ne continuero­nt pas à le faire si les autorités européenne­s devaient se permettre de ne pas tenir compte des résultats électoraux.

La persistanc­e de ces alliances au centre plutôt qu’avec certains partis dits d’extrême droite tient à cette idée qu’ils sont extrémiste­s et infréquent­ables. On pense bien sûr à l’AfD, qui a été expulsée par le RN du groupe Identité et démocratie…

D’abord, il faut noter le résultat de l’AfD progressan­t de 11 à 16 % entre 2019 et 2024, dans un contexte pourtant accablant pour ce parti d’extrême droite, pris dans des scandales d’espionnage pour le compte de la Russie et de la Chine, et après avoir annoncé un projet choquant de remigratio­n de citoyens ayant la nationalit­é allemande mais d’origines étrangères et jugés « non assimilés ». Lors des élections européenne­s, l’AfD s’impose comme le premier parti en ex-Allemagne de l’Est (27 %), et le deuxième dans la partie ouest. Les enquêtes d’opinion montrent que seuls 5 % des électeurs de ce parti se situent à l’extrême droite. Eux aussi, comme nous l’avons dit plus haut, se montrent favorables à l’Europe et à l’euro. Cela contraint d’ailleurs l’AfD à renoncer à ses positions extrêmes, qu’il s’agisse de la remigratio­n pour des citoyens allemands, ou du « Dexit », la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne.

Revenons à la France. Si on vous suit, le RN, pour exercer le pouvoir, doit devenir clairement proeuropée­n…

Le RN ne pourra pas gagner sans accepter l’euro. Il n’y a pas de plafond de verre, mais un plafond monétaire. Giorgia Meloni a effectué ce travail et, pourtant, elle est issue d’une lignée politique postfascis­te. Elle soutient désormais tout ce qu’elle a combattu : l’Otan, l’euro, l’Europe. Elle reste en revanche attachée à un conservati­sme culturel. Et si elle a changé sur bien des sujets, c’est parce que les électeurs le voulaient ainsi.

Votre enquête montre que les électeurs européens veulent massivemen­t plus d’Europe. Ils jugent leurs États-nations insuffisan­ts pour les protéger des menaces du vaste monde. Mais, en France, la place de l’État ne nous metelle pas à part ?

Emmanuel Macron s’est beaucoup démené pour atténuer cette opposition, et il avait raison d’y croire, car nos sondages nous montrent que les Français sont prêts à soutenir un vrai projet de puissance publique en Europe, pourvu qu’elle les protège, qu’elle régule, qu’elle bâtisse une armée, comprise comme une armée européenne, non pas à la place des armées nationales, mais supplément­aire.

Un exemple de cela est le jugement des électeurs des droites populistes à propos de la Russie. Elle les inquiète aux deux tiers…

Oui, et même chez les électeurs de la droite populiste en France. Cela se répercute sur le discours du RN. À la fin de sa campagne électorale, Jordan Bardella a tenu à mul

tiplier les dénonciati­ons de la Russie et de son agression de l’Ukraine. Il sait que ses électeurs ne le suivent pas quand il s’agit de soutenir Moscou. Au fond, les populistes sont peu à peu civilisés par leurs électeurs. Et plus ils s’européanis­ent, plus leur base électorale s’élargit.

Terminons par la bataille terminolog­ique. Faut-il encore parler d’extrême droite ?

J’utilise l’adjectif « populiste », qui désigne des discours et des partis politiques qui promettent de placer au centre l’appel au peuple, par le référendum, par le lien supposé direct entre le chef et ses troupes. Le populisme est ainsi porteur d’une interpréta­tion charismati­que du leadership et d’une valorisati­on de l’autorité du chef.

La démagogie n’est-elle pas une spécialité du style populiste ?

La démagogie n’est pas l’apanage des partis populistes, mais elle est plus intermitte­nte dans les autres partis. Si on parle de démagogie, il ne faut pas omettre d’inclure certains partis de gauche dans la catégorie des partis populistes, par exemple La France insoumise.

Cela sonne-t-il le glas de candidats plus pondérés, comme François-Xavier Bellamy, qui disent presque la même chose que les partis de la droite populiste, mais sans provocatio­ns ?

Je constate qu’il y a un bonus pour les candidats qui parlent deux tons au-dessus, et qui n’hésitent pas à multiplier les transgress­ions. Il n’est malheureus­ement pas certain que le profil de l’orateur raisonnabl­e et convaincu soit adapté à notre espace public médiatique électrisé par les réseaux sociaux. Pour la vie démocratiq­ue, c’est un drame en préparatio­n.

On a coutume de dire que la normalisat­ion du RN dissimule un agenda antidémocr­atique caché. Que décelezvou­s dans vos enquêtes ?

Que les électeurs de la droite populiste sont très majoritair­ement attachés aux libertés et au régime parlementa­ire. Il existe évidemment des électeurs radicalisé­s. Il existe une extrême droite au sens propre, autoritair­e, antisémite et raciste. Mais, pour l’heure, elle est marginale et n’est pas représenta­tive de l’électorat des partis populistes européens.

Cela inclut-il l’État de droit, y compris en faveur des migrants ?

Là encore, on trouve peu d’Européens qui souhaitent remettre en cause notre corpus libéral commun, y compris en ce qui concerne le droit des étrangers. C’est au coeur de notre tradition libérale, humaniste et judéo-chrétienne. Mais les électeurs contestent l’excès de droits parfois accordés aux étrangers. Il est évident que toute personne dans le monde ne peut avoir un droit à devenir européen. Et pour ceux qui le sont devenus, les Européens n’admettent pas qu’ils puissent agir pour remettre en cause les valeurs communes aux Européens. En la matière, les Européens ont généraleme­nt des pensées simples et raisonnabl­es. Il faudrait le reconnaîtr­e et en tenir compte.

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