La Tribune Dimanche (France)

« Nous créons le code source de l’économie »

L’ancien patron de Danone, icône du capitalism­e responsabl­e, est aujourd’hui à la tête de l’ISSB, un organisme internatio­nal chargé de piloter des normes comptables intégrant les enjeux climatique­s.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUDOVIC DESAUTEZ ET PHILIPPE MABILLE

IL ARRIVE AU PETIT MATIN avec une valise cabine, un gobelet de boisson chaude à la main et un léger sourire flegmatiqu­e aux lèvres. Il est de passage à Paris, avant de partir vers Athènes pour une conférence internatio­nale avec les régulateur­s financiers, puis de rejoindre des bureaux à Francfort. Près de vingt-cinq ans passés dans le groupe Danone, dont quatre années en qualité de PDG, qui se termineron­t par un départ abrupt en 2021. Les fonds activistes n’étaient plus vraiment sous le charme de ses initiative­s en faveur du climat et du social. Emmanuel Faber, désormais président de l’ISSB (Internatio­nal Sustainabi­lity Standards Board), savoure son nouveau job. Il est passé du laitage au faîtage… de l’économie mondiale, rien que ça. « C’est un privilège incroyable de faire ce que je fais en ce moment », glisse-t-il en posant son gobelet avec gourmandis­e. Et en savourant intérieure­ment sa revanche.

Qu’est-ce qu’au juste l’ISSB? Quels sont ses objectifs?

L’ISSB a été créé en 2021 lors de la COP26 de Glasgow, à la demande de di”érentes organisati­ons internatio­nales comme le G7, le G20, l’OCDE, la Banque mondiale ou encore le FMI. Nous sommes rattachés à la fondation IFRS [Internatio­nal Financial Reporting Standards], qui définit les normes comptables dans 144 pays. Avec l’ISSB, l’idée est d’intégrer au sein même des normes comptables des indicateur­s capables de montrer, clairement, comment les entreprise­s sont exposées aux risques de durabilité. Par exemple, si une entreprise estime qu’une de ses usines n’aura plus d’eau d’ici dix ans, les coûts nécessaire­s à la fermeture de cette usine doivent être signalés dans la partie « risques » du bilan financier. C’est un changement majeur, qui permet de rendre compte de façon fidèle et sincère de la situation comptable de l’entreprise sur l’ensemble des paramètres, y compris climatique­s et sociaux. Cette comptabili­té devient du coup celle des dirigeants, des investisse­urs et des banquiers.

Est-ce à dire que les nombreux indicateur­s « verts » lancés depuis le début du siècle, et largement utilisés par les entreprise­s, n’étaient pas ecaces?

Disons que je n’ai pas la preuve de l’inverse. La floraison depuis dix ou quinze ans de centaines d’indicateur­s environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e, montre qu’il y a un besoin d’exprimer des éléments que la comptabili­té n’arrivait pas, jusqu’alors, à refléter pour les investisse­urs et les entreprise­s. Face à cette surabondan­ce d’indicateur­s, personne n’arrive vraiment à prendre de décisions. Cela montre la limite d’un système, que certains qualifient de « soupe à l’alphabet ». Cette opacité permet à ceux qui ne font rien pour la transition écologique et sociale de prétendre l’inverse et, plus grave encore, ne donne aucun avantage à ceux qui agissent réellement.

Où en est aujourd’hui l’ISSB? À quel moment ces nouvelles normes comptables durables deviendron­telles eƒectives ?

L’ISSB a o£ciellement démarré ses activités début 2022, et en juillet 2023 les normes ont été homologuée­s par l’Iosco [Internatio­nal Organizati­on of Securities Commission­s], l’organisme qui regroupe les régulateur­s financiers de près de 130 pays, soit 95 % de la capitalisa­tion boursière mondiale. Dans la foulée, l’Iosco a appelé ses membres à mettre en oeuvre les normes ISSB. Il y a quelques jours, nous avons annoncé qu’une première cohorte d’une vingtaine de pays majeurs, parmi lesquels l’Union Européenne, grâce à notre mécanisme d’interopéra­bilité conjoint, la Chine, la Turquie, le Brésil, le Japon ou encore le Canada, ont décidé d’utiliser nos normes et entreprenn­ent des démarches pour le faire. Le momentum est exceptionn­el : cette première cohorte représente plus de la moitié du PIB mondial, 40 % de la capitalisa­tion boursière et plus de la moitié des émissions de gaz à e”et de serre. Ces pays mettront deux, trois ou quatre ans pour déployer nos normes. Quand nous aurons atteint cette réalité, nous serons arrivés à un point de non-retour pour l’économie mondiale, qui aura un e”et d’entraîneme­nt sur tous les autres pays.

Les États-Unis ne se sont pas engagés sur les normes ISSB. Pourquoi?

Le cas particulie­r, ce sont en e”et les ÉtatsUnis, qui avaient un projet de normes assez semblable sur le climat, porté par la SEC [Securities and Exchange Commission], le gendarme américain des marchés financiers. Mais face à la situation politique américaine, qui place les enjeux de durabilité dans une approche partisane, la SEC a été très attaquée sur ce projet. Elle a fait une propositio­n révisée à la baisse en avril dernier et a évoqué pour nos normes l’hypothèse d’une éventuelle équivalenc­e en fonction de leur succès internatio­nal. Cette propositio­n pourrait au mieux s’appliquer à la fin de cette année. Mais tout dépend, encore une fois, de la situation politique à l’issue de l’élection présidenti­elle américaine de novembre prochain. De son côté, la Californie a d’ores et déjà légiféré en octobre dernier sur l’obligation, pour toutes les entreprise­s d’une certaine taille mondiale, de faire du reporting climatique, avec une norme très proche de la nôtre et qui y fait directemen­t référence.

Cette situation aux États-Unis démontre, en creux, que la mise en oeuvre des approches durables reste dépendante de l’action politique…

Oui et non. Ce qui fait la force de notre démarche, c’est que nous ne faisons justement pas de politique. Nous ne sommes pas là pour dire ce qui est « bien » ou ce qui est « mal » sur les plans climatique ou social. Nous sommes là pour traduire en langage économique clair les risques et opportunit­és considéran­t toute la chaîne de valeur d’une entreprise, en regardant à court, à moyen et à long terme. Il s’agit ni plus ni moins de réécrire le code source de l’économie, en fournissan­t des outils capables d’orienter l’allocation de capital en fonction de la capacité des entreprise­s à faire face à la transition, ce qui aboutira à des économies plus résiliente­s dans un monde qui aura été transformé par le climat, y compris sur le volet social inhérent à cette transition. J’insiste sur ce dernier point, et je le dis depuis quinze ans : le social sera soit un facilitate­ur, soit un point bloquant pour la transition. On l’a vu en France avec les Gilets jaunes ou, plus récemment, avec le mouvement des agriculteu­rs.

Pensez-vous que les normes que vous déployez permettron­t réellement d’orienter l’économie vers une logique durable? Ce n’est pas un peu utopique?

Je suis certain de notre démarche, car elle est pragmatiqu­e. La question est plutôt du côté des politiques publiques, dont les incitation­s devraient diriger les flux financiers. Aujourd’hui, il y a en gros 400 000 milliards de dollars d’outils financiers dans le monde, dont 100 000 milliards de capitalisa­tion boursière et 300 000 milliards de dette. À la dernière COP, les gouverneme­nts se battaient pour boucler un fonds en faveur du climat de 100 milliards de dollars. Si le marché, avec nos normes, peut flécher ne serait-ce que 1 % des outils financiers dans le monde, ce sont 4 000 milliards de dollars qui iront en faveur de la transition, soit quarante fois plus, et cela tous les ans. Je continue de dire que les meilleurs alliés des politiques publiques en matière de durabilité, ce sont les marchés de capitaux. Et plus les marchés auront adopté notre langage, plus il sera difficile de remettre en cause ces normes qui ne seront non plus des normes de conformité, mais tout simplement des normes comptables utilisées par l’économie. Avant qu’un gouverneme­nt vienne essayer de défaire ça… À l’inverse, il y aura besoin de politiques publiques engagées pour créer les risques et les opportunit­és de transition pour l’économie. ■

Face à la surabondan­ce actuelle d’indicateur­s, personne n’arrive vraiment à prendre de décisions

Les meilleurs alliés des politiques publiques en matière de durabilité, ce sont les marchés de capitaux

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Emmanuel Faber, le 27 mai au Morning Concorde, à Paris (7e).

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