La Tribune Dimanche (France)

« On peut faire mieux sans dépenser plus! »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT JULES ET PHILIPPE MABILLE

LE HASARD A VOULU que la dégradatio­n de la note de la France coïncide presque avec le 40e anniversai­re de l’entrée de Pierre Moscovici comme magistrat à la Cour des comptes, qu’il célébrera lundi, en même temps que ses quatre ans comme Premier président Rue Cambon. L’ancien ministre des Finances de François Hollande et ancien commissair­e européen chargé des AŒaires économique­s et monétaires ne mâche pas ses mots. La France est au pied du mur et doit impérative­ment reprendre le contrôle de ses finances publiques. Il livre sa méthode et des pistes d’action pour y parvenir et appelle l’exécutif à faire preuve de courage politique pour faire prendre conscience aux Français de la gravité de la situation.

La note de la France a été dégradée vendredi soir par l’agence Standard & Poor’s en raison de « déficits excessifs ». Est-ce grave?

La dégradatio­n de la France ne change pas profondéme­nt la donne. Notre signature reste de très bonne qualité. Mais il faut être lucide: même si cela n’avait pas été le cas, la gravité de la situation de nos finances publiques s’impose à nous, nous sommes au pied du mur. C’est pourquoi il faut prendre cet avertissem­ent au sérieux.

Le ministre des Finances avance comme explicatio­n le poids de la dette Covid. La note serait abaissée parce qu’il a fallu sauver les Français. C’est votre analyse?

La Cour des comptes avait à l’époque de la crise sanitaire validé le « quoi qu’il en coûte » : quand la vie est en cause, on ne compte pas. Mais cet argument ne su˜t pas, car des politiques comparable­s et tout aussi coûteuses ont été menées dans tous les pays d’Europe : si sauver des vies et l’économie était la seule cause de notre dégradatio­n, toutes les finances publiques de nos partenaire­s seraient également visées ! Il y a hélas une spécificit­é française : au-delà de la dette Covid, nous avons persisté à nous endetter en développan­t une politique du chéquier, notamment pour faire face à l’inflation, alors que le reste de la zone euro a fortement réduit sa dette.

Commentant la dérive du déficit, Emmanuel Macron a armé que la France n’a pas « un problème de dépenses » mais de recettes.

La France a enregistré l’an dernier une dégradatio­n presque sans précédent de son solde budgétaire : 5,5 % du PIB, au lieu de 4,9 % prévus, c’est le deuxième déficit le plus important de l’histoire de la France, hormis celui de 2020 expliqué par la crise sanitaire. Il y a incontesta­blement eu un incident sur les recettes fiscales, en partie mais pas totalement imprévisib­le. Mais l’analyse de la Cour des comptes est bien que l’essentiel de notre problème de finances publiques réside dans l’insu˜sante maîtrise de la dépense publique. En 2023, celle-ci est optiquemen­t restée à peu près stable. En réalité, nous avons d’un côté supprimé 28 milliards d’euros de dépenses exceptionn­elles liées à des mesures Covid et à la sortie progressiv­e du bouclier énergétiqu­e. Mais simultaném­ent 29 milliards de nouvelles dépenses ordinaires ont été engagées.

Bruno Le Maire promet de tenir la trajectoir­e budgétaire pour revenir à 3 % de déficit en 2023 « sans austérité » et « sans hausse d’impôts ». Est-ce crédible ?

Un peu de pédagogie pour bien comprendre. Il y a trois leviers disponible­s pour réduire les déficits publics. Le premier, c’est de mener des réformes structurel­les pour augmenter la croissance et le taux d’emploi. C’est la politique de l’oŒre menée depuis sept ans, avec de vrais résultats. Mais on ne peut tout en attendre en matière de finances publiques: notre croissance potentiell­e est proche de 1 % quand les États-Unis sont entre 2 et 3 %. La deuxième voie, c’est d’augmenter les impôts. Dans une démocratie, le débat fiscal est légitime. Certains économiste­s, comme Jean PisaniFerr­y, défendent par exemple l’idée d’une contributi­on temporaire et exceptionn­elle sur les plus grandes fortunes pour financer la transition écologique. Sur les impôts, je reste toutefois fidèle à mes conviction­s: gare au « ras-le-bol fiscal », formule que j’avais employée dès 2013! Nous avons le taux de prélèvemen­ts obligatoir­es le plus élevé d’Europe et le consenteme­nt à l’impôt est fragile. Attention à ne pas trop tirer sur la corde des classes moyennes, qui jugent légitimeme­nt la pression fiscale très élevée. La troisième voie, la principale, c’est de réduire les dépenses. Pour revenir à 3 % du PIB en 2027, le gouverneme­nt a projeté 50 milliards d’euros d’économies sur trois ans, chiŒre qui risque au demeurant d’être un minimum.

Comment faire accepter plus d’économies aux Français?

Pour être acceptable, l’eŒort doit être équitablem­ent partagé. Les trois catégories de dépenses publiques, l’État, les collectivi­tés locales et la Sécurité sociale, qui pèse pour 50 % du total, doivent contribuer chacune à leur niveau. Ma conviction, c’est que l’on peut diminuer les dépenses sans amoindrir la croissance, sans dégrader notre modèle social et sans sacrifier les dépenses d’avenir. La vraie raison pour laquelle nous devons agir, ce n’est pas pour faire plaisir aux agences de notation, c’est pour nousmêmes, pour renforcer notre souveraine­té et investir dans les dépenses utiles, notamment pour le climat. Nous avons une dette publique de 110 % du PIB, l’une des plus élevées d’Europe derrière la Grèce et l’Italie. Et ce qui nous rend uniques, c’est que, loin de la réduire, comme le font les autres, nous ne faisons que l’augmenter. Notre principal problème, c’est la hausse rapide de la charge de la dette : elle était de 25 milliards en 2021, elle atteindrai­t selon nous 50 milliards cette année et plus de 80 milliards en 2027. En sept ans, on passera donc de l’équivalent du budget du logement à celui de la défense puis celui de l’éducation. Comment l’État pourra-t-il agir si la charge de la dette devient durablemen­t le premier budget de la nation ? Il ne sera pas possible de financer la transition énergétiqu­e et réarmer la France avec un tel poids de la dette publique !

À propos de la Sécurité sociale, vous avez parlé d’une dégradatio­n continue.

Je remettrai au Premier ministre dans quelques semaines trois rapports de revue de dépenses: l’un porte sur l’Assurance maladie, l’autre sur le financemen­t des collectivi­tés territoria­les et le troisième sur la sortie des dispositif­s de crise Covid et énergie. Ils seront rendus publics, comme tous nos travaux. Nous constatons en eŒet que la situation de l’Assurance maladie est plus que sérieuse. Nous avons parlé d’un point de bascule car, pour la première fois, la dégradatio­n est telle que les déficits deviennent supérieurs à la capacité de reprise de ces derniers par la Cades [Caisse d’amortissem­ent de la dette sociale]. Ce qui signifie que la dette sociale à horizon 2027 n’a plus de financemen­t durable. L’objectif national des dépenses maladie [Ondam] ne cesse de déraper avec 6 milliards de dépassemen­ts par rapport aux prévisions cette année. Il faut donc absolument reprendre en main le pilotage de ces dépenses. On peut le faire sans dégrader notre modèle social, qui est parfaiteme­nt soutenable à condition de reprendre en main sa gestion par des réformes pertinente­s.

C’est pour cela que vous avez lancé le débat au sujet des jours de carence pour les arrêts maladie ou du remboursem­ent des transports sanitaires. Ce sont des mesures fortes mais impopulair­es…

Nous avons besoin de courage politique. Il faut dire la vérité aux Français, proposer une trajectoir­e réaliste, et afficher une volonté inébranlab­le de la respecter. Ce qui ramène à la crédibilit­é de notre trajectoir­e. À l’automne, le Haut Conseil des finances publiques sera saisi des projets de budget de l’État et de la Sécurité sociale. Je souhaite que les hypothèses qui nous seront soumises soient réalistes et cohérentes.

Ce n’était pas le cas dans les précédents budgets ?

Ce n’était clairement pas selon nous le cas dans le programme de stabilité présenté au printemps. Il y a une contradict­ion à résoudre: soit on vise une croissance élevée en 2026 et 2027, et dans ce cas le déficit sera bien au-dessus des 3 %. Soit on maintient absolument l’objectif des 3 %, mais cela ne sera pas sans impact sur la croissance du pays et donc sur le montant des économies à faire.

Il ne sera pas possible de financer la transition énergétiqu­e et réarmer la France avec un tel poids de la dette publique

Pourquoi ne présentez-vous pas aux Français une liste complète de mesures d’économies dans lesquelles le gouverneme­nt pourrait piocher?

Nous en présentons beaucoup dans nos rapports et on en trouvera encore de nouvelles dans nos revues de dépenses. Mais c’est à l’exécutif de faire des choix et de les soumettre au Parlement de façon éclairée. Si on veut bien lire nos rapports, on trouvera des pistes très nombreuses. Par exemple, on pourrait réduire le plafonneme­nt du crédit d’impôt pour les emplois à domicile, dont on sait qu’il bénéficie massivemen­t aux plus aisés : cela permettrai­t de gagner 1 milliard d’euros sans injustice sociale. La politique du logement est coûteuse au regard de son e˜cacité, elle ne parvient pas à atteindre ses objectifs en matière de constructi­on. La politique d’apprentiss­age est un vrai succès, mais nous ne sommes plus dans une situation de chômage élevé. A-t-on absolument besoin de maintenir cette dépense pour les élèves de grandes écoles alors qu’on pourrait mieux la prioriser sur les publics en di˜culté? L’essentiel pour moi est la qualité de la dépense publique : on peut faire beaucoup mieux sans dépenser plus ! ■

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À la Cour des comptes, le 29 juillet 2022.

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