« On peut faire mieux sans dépenser plus! »
LE HASARD A VOULU que la dégradation de la note de la France coïncide presque avec le 40e anniversaire de l’entrée de Pierre Moscovici comme magistrat à la Cour des comptes, qu’il célébrera lundi, en même temps que ses quatre ans comme Premier président Rue Cambon. L’ancien ministre des Finances de François Hollande et ancien commissaire européen chargé des Aaires économiques et monétaires ne mâche pas ses mots. La France est au pied du mur et doit impérativement reprendre le contrôle de ses finances publiques. Il livre sa méthode et des pistes d’action pour y parvenir et appelle l’exécutif à faire preuve de courage politique pour faire prendre conscience aux Français de la gravité de la situation.
La note de la France a été dégradée vendredi soir par l’agence Standard & Poor’s en raison de « déficits excessifs ». Est-ce grave?
La dégradation de la France ne change pas profondément la donne. Notre signature reste de très bonne qualité. Mais il faut être lucide: même si cela n’avait pas été le cas, la gravité de la situation de nos finances publiques s’impose à nous, nous sommes au pied du mur. C’est pourquoi il faut prendre cet avertissement au sérieux.
Le ministre des Finances avance comme explication le poids de la dette Covid. La note serait abaissée parce qu’il a fallu sauver les Français. C’est votre analyse?
La Cour des comptes avait à l’époque de la crise sanitaire validé le « quoi qu’il en coûte » : quand la vie est en cause, on ne compte pas. Mais cet argument ne sut pas, car des politiques comparables et tout aussi coûteuses ont été menées dans tous les pays d’Europe : si sauver des vies et l’économie était la seule cause de notre dégradation, toutes les finances publiques de nos partenaires seraient également visées ! Il y a hélas une spécificité française : au-delà de la dette Covid, nous avons persisté à nous endetter en développant une politique du chéquier, notamment pour faire face à l’inflation, alors que le reste de la zone euro a fortement réduit sa dette.
Commentant la dérive du déficit, Emmanuel Macron a armé que la France n’a pas « un problème de dépenses » mais de recettes.
La France a enregistré l’an dernier une dégradation presque sans précédent de son solde budgétaire : 5,5 % du PIB, au lieu de 4,9 % prévus, c’est le deuxième déficit le plus important de l’histoire de la France, hormis celui de 2020 expliqué par la crise sanitaire. Il y a incontestablement eu un incident sur les recettes fiscales, en partie mais pas totalement imprévisible. Mais l’analyse de la Cour des comptes est bien que l’essentiel de notre problème de finances publiques réside dans l’insusante maîtrise de la dépense publique. En 2023, celle-ci est optiquement restée à peu près stable. En réalité, nous avons d’un côté supprimé 28 milliards d’euros de dépenses exceptionnelles liées à des mesures Covid et à la sortie progressive du bouclier énergétique. Mais simultanément 29 milliards de nouvelles dépenses ordinaires ont été engagées.
Bruno Le Maire promet de tenir la trajectoire budgétaire pour revenir à 3 % de déficit en 2023 « sans austérité » et « sans hausse d’impôts ». Est-ce crédible ?
Un peu de pédagogie pour bien comprendre. Il y a trois leviers disponibles pour réduire les déficits publics. Le premier, c’est de mener des réformes structurelles pour augmenter la croissance et le taux d’emploi. C’est la politique de l’ore menée depuis sept ans, avec de vrais résultats. Mais on ne peut tout en attendre en matière de finances publiques: notre croissance potentielle est proche de 1 % quand les États-Unis sont entre 2 et 3 %. La deuxième voie, c’est d’augmenter les impôts. Dans une démocratie, le débat fiscal est légitime. Certains économistes, comme Jean PisaniFerry, défendent par exemple l’idée d’une contribution temporaire et exceptionnelle sur les plus grandes fortunes pour financer la transition écologique. Sur les impôts, je reste toutefois fidèle à mes convictions: gare au « ras-le-bol fiscal », formule que j’avais employée dès 2013! Nous avons le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé d’Europe et le consentement à l’impôt est fragile. Attention à ne pas trop tirer sur la corde des classes moyennes, qui jugent légitimement la pression fiscale très élevée. La troisième voie, la principale, c’est de réduire les dépenses. Pour revenir à 3 % du PIB en 2027, le gouvernement a projeté 50 milliards d’euros d’économies sur trois ans, chire qui risque au demeurant d’être un minimum.
Comment faire accepter plus d’économies aux Français?
Pour être acceptable, l’eort doit être équitablement partagé. Les trois catégories de dépenses publiques, l’État, les collectivités locales et la Sécurité sociale, qui pèse pour 50 % du total, doivent contribuer chacune à leur niveau. Ma conviction, c’est que l’on peut diminuer les dépenses sans amoindrir la croissance, sans dégrader notre modèle social et sans sacrifier les dépenses d’avenir. La vraie raison pour laquelle nous devons agir, ce n’est pas pour faire plaisir aux agences de notation, c’est pour nousmêmes, pour renforcer notre souveraineté et investir dans les dépenses utiles, notamment pour le climat. Nous avons une dette publique de 110 % du PIB, l’une des plus élevées d’Europe derrière la Grèce et l’Italie. Et ce qui nous rend uniques, c’est que, loin de la réduire, comme le font les autres, nous ne faisons que l’augmenter. Notre principal problème, c’est la hausse rapide de la charge de la dette : elle était de 25 milliards en 2021, elle atteindrait selon nous 50 milliards cette année et plus de 80 milliards en 2027. En sept ans, on passera donc de l’équivalent du budget du logement à celui de la défense puis celui de l’éducation. Comment l’État pourra-t-il agir si la charge de la dette devient durablement le premier budget de la nation ? Il ne sera pas possible de financer la transition énergétique et réarmer la France avec un tel poids de la dette publique !
À propos de la Sécurité sociale, vous avez parlé d’une dégradation continue.
Je remettrai au Premier ministre dans quelques semaines trois rapports de revue de dépenses: l’un porte sur l’Assurance maladie, l’autre sur le financement des collectivités territoriales et le troisième sur la sortie des dispositifs de crise Covid et énergie. Ils seront rendus publics, comme tous nos travaux. Nous constatons en eet que la situation de l’Assurance maladie est plus que sérieuse. Nous avons parlé d’un point de bascule car, pour la première fois, la dégradation est telle que les déficits deviennent supérieurs à la capacité de reprise de ces derniers par la Cades [Caisse d’amortissement de la dette sociale]. Ce qui signifie que la dette sociale à horizon 2027 n’a plus de financement durable. L’objectif national des dépenses maladie [Ondam] ne cesse de déraper avec 6 milliards de dépassements par rapport aux prévisions cette année. Il faut donc absolument reprendre en main le pilotage de ces dépenses. On peut le faire sans dégrader notre modèle social, qui est parfaitement soutenable à condition de reprendre en main sa gestion par des réformes pertinentes.
C’est pour cela que vous avez lancé le débat au sujet des jours de carence pour les arrêts maladie ou du remboursement des transports sanitaires. Ce sont des mesures fortes mais impopulaires…
Nous avons besoin de courage politique. Il faut dire la vérité aux Français, proposer une trajectoire réaliste, et afficher une volonté inébranlable de la respecter. Ce qui ramène à la crédibilité de notre trajectoire. À l’automne, le Haut Conseil des finances publiques sera saisi des projets de budget de l’État et de la Sécurité sociale. Je souhaite que les hypothèses qui nous seront soumises soient réalistes et cohérentes.
Ce n’était pas le cas dans les précédents budgets ?
Ce n’était clairement pas selon nous le cas dans le programme de stabilité présenté au printemps. Il y a une contradiction à résoudre: soit on vise une croissance élevée en 2026 et 2027, et dans ce cas le déficit sera bien au-dessus des 3 %. Soit on maintient absolument l’objectif des 3 %, mais cela ne sera pas sans impact sur la croissance du pays et donc sur le montant des économies à faire.
Il ne sera pas possible de financer la transition énergétique et réarmer la France avec un tel poids de la dette publique
Pourquoi ne présentez-vous pas aux Français une liste complète de mesures d’économies dans lesquelles le gouvernement pourrait piocher?
Nous en présentons beaucoup dans nos rapports et on en trouvera encore de nouvelles dans nos revues de dépenses. Mais c’est à l’exécutif de faire des choix et de les soumettre au Parlement de façon éclairée. Si on veut bien lire nos rapports, on trouvera des pistes très nombreuses. Par exemple, on pourrait réduire le plafonnement du crédit d’impôt pour les emplois à domicile, dont on sait qu’il bénéficie massivement aux plus aisés : cela permettrait de gagner 1 milliard d’euros sans injustice sociale. La politique du logement est coûteuse au regard de son ecacité, elle ne parvient pas à atteindre ses objectifs en matière de construction. La politique d’apprentissage est un vrai succès, mais nous ne sommes plus dans une situation de chômage élevé. A-t-on absolument besoin de maintenir cette dépense pour les élèves de grandes écoles alors qu’on pourrait mieux la prioriser sur les publics en diculté? L’essentiel pour moi est la qualité de la dépense publique : on peut faire beaucoup mieux sans dépenser plus ! ■