L’excellence, à quel prix ?
Réputée en France et à l’international, l’école de dessin lyonnaise caracole en tête des classements des meilleurs établissements privés où étudier l’art. Derrière la vitrine prestigieuse, certains étudiants se rebiffent et pointent des dérives, dont Émile- Cohl se défend.
Dans cette école, il faut savoir que vous êtes un chiffre : le chiffre que vous payez et le chiffre qui vous représente dans le classement des élèves. » La phrase est tirée d’un commentaire en bas d’un article, publié en 2018 par le pure player d’enquête local Rue89Lyon. Au moment où celui- ci révèle une affaire de « blackwashing » et de photographie grossièrement retouchée ( voir encadré en fin de dossier), les langues se délient. Dysfonctionnements, pressions, favoritisme, humiliations… En ligne, dans le sillage du mouvement # MeToo, Émile- Cohl se voit accusée de tous les maux. Surtout de deux, en réalité : ses frais de scolarité exorbitants et la dureté de son enseignement.
Une histoire d’engagement
« Ça n’est pas une école facile, et ça n’est pas une école pour tout le monde » , résume Camille, 28 ans, diplômée en 2021 de la filière Édition. Pour chaque année de tronc commun — l’équivalent d’une licence en trois ans —, les élèves doivent débourser 9 810 euros. La somme grimpe à 9 900 euros pour les deux dernières de spécialité. « En tout, avec le matériel, chaque année me revenait à 12 000 euros » , précise Modelaine, 25 ans, dont trois passés entre les murs de l’école de dessin lyonnaise. Une enveloppe totale qui frise les 60 000 euros pour un niveau master, pas toujours reconnu par l’État. « J’ai eu la chance de pouvoir être aidée par mes parents » , concède la jeune femme.
« Quand j’ai voulu postuler, je me suis dit que c’était génial, mais le prix a été une grosse question. Mes parents me suivaient, mais je n’étais pas sûre de vouloir qu’ils investissent autant d’argent. Je ne pouvais pas prendre cette décision à la légère, c’était un engagement » , abonde Camille, qui ne regrette pas son choix aujourd’hui. « C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de matériel. Mais au fur et à mesure tu te rends compte que les enseignants sont bien payés, qu’ils sont là quand tu as besoin d’eux et que ce sont tous des professionnels installés. On râle quand on y est, et quand on sort on se rend compte que ça valait le coup. »
De Lyon à Pixar
De l’autre côté de l’Atlantique, Owen, au contraire, n’en démord pas. Pour lui, Émile- Cohl relève de « l’arnaque » . Admis en 2011 en première année avec le rêve de faire du cinéma d’animation, il s’échappe au bout de huit mois de cours. « Le lundi on passe huit heures à dessiner un objet sur notre bureau à l’aide de calculs, de façon la plus réaliste possible, le lendemain on dessine Jésus pendant huit heures, le surlendemain la même chose, mais avec un humain et ainsi de suite pendant toute l’année. Déjà, c’est d’un ennui mortel, mais c’est l’opposé même du cinéma d’animation où il y a du mouvement, du dynamisme. On ne peut pas
se permettre ça en studio ! Le style Cohl est très académique et très traditionnel, mais ça ne colle pas aux attentes du marché » , assure- t- il, convaincu qu’ÉmileCohl ne prépare pas suffisamment ses étudiants à s’intégrer dans le milieu professionnel. Les 91 % de taux d’insertion affichés par l’école ? « Du marketing pour faire rêver les parents. Si tu cumules toutes les écoles d’art en France, il n’y a pas assez de job pour tout le monde » , balaye- t- il. Owen préférera le modèle de L’Atelier, à Angoulême, école fondée par un ancien de Disney : 20 élèves par classe, des ordinateurs dernier cri, un prix raisonnable, et l’assurance de trouver un emploi à la sortie. Aujourd’hui, le trentenaire s’est exilé au Canada, où il collabore avec plusieurs sociétés de production. Il ambitionne de rejoindre les équipes de Pixar.
« Tu viens pour cracher du sang »
Qu’elle concerne l’animation ou l’illustration, la pédagogie « cohlienne » est simple : dessiner, dessiner, dessiner, 40 heures par semaine et huit heures par jour. Comme la soupe aux truffes VGE de Bocuse, la recette fait ses preuves depuis la création de l’école en 1984 et ce n’est pas près de changer. « Oui c’est cher, mais c’est “sport- études” dessin. Tu viens pour cracher du sang » , plante Olivier Jouvray, scénariste lyonnais et enseignant à Cohl depuis 18 ans. « C’est une super école de dessin académique. Elle est difficile, sélective, tu en prends plein la gueule toute la journée, mais c’est le jeu » , renchérit Camille, qui parvient aujourd’hui à vivre de ses illustrations, deux ans après l’obtention de son diplôme. Sorti de l’école en 2004, Justin* garde un souvenir marquant de ses années d’études. « Il y avait une compétition extrême et une pression folle. Vingt ans après, j’ai encore des visions, des sentiments qui reviennent, en train de galérer à faire un dessin. C’est un peu comme si j’avais fait l’armée ou la Légion étrangère. Je comprends que des gens vraiment fragiles aient pu être atomisés » , se remémore- t- il.
Si l’école est plutôt facile d’accès avec une entrée sur dossier, une fois à l’intérieur, les étudiantes et étudiants d’Émile- Cohl sont notés et classés en permanence. Les places se jouent à trois fois rien, jusqu’au grammage d’un papier. La porte de sortie, elle, n’est jamais très loin. Cette culture du détail, de l’effort et de l’exigence, professeurs et équipes de direction l’assument pleinement. « Le talent, ça s’apprend » fait office de devise sur le fronton depuis les débuts. « Les gens qui sortent d’ÉmileCohl sont des cracks en dessin. Les étudiants de dernière année des autres écoles n’ont pas le niveau de quelqu’un qui s’est fait dégager de l’école » , reconnaît Justin ( nom d’emprunt pour garder l’anonymat, NDLR). Un prix trop élevé pour certains, acceptable pour d’autres. Réservé, en tout cas, à celles et ceux qui ont les moyens, financiers et psychiques.