Dans la tête des abeilles
« Enfant, j’avais déjà pris l’habitude de ramener toute sorte de créatures à ma mère. Cette curiosité envers les animaux ne m’a jamais quitté, et mon intérêt pour les abeilles est venu plus tard, étudiant, lorsque j’ai lu les travaux du Prix Nobel Karl von Frisch (1973), qui a été le premier à décoder entièrement un langage non humain avec ses travaux sur la danse des abeilles (1). Pour lui – comme pour moi maintenant –, l’abeille était un « puits magique » sans fond. Beaucoup de généticiens se sont intéressés à la mouche du vinaigre (drosophile). Mais pour un neuro-éthologiste, son comportement apparaît plus limité que celui de l’abeille, qui avec les fourmis et les guêpes, est un des rares insectes à avoir une organisation sociale très poussée.
Il est aujourd’hui possible d’étudier en détail le cerveau de l’abeille, malgré sa taille réduite (1mm3). Grâce à des outils de microscopie en 3D, nous pouvons regarder la connectique entre deux neurones. Nous pouvons aussi mesurer l’activité de ces neurones par imagerie calcique : quand un neurone est actif, il produit du calcium. Grâce à un colorant phosphorescent qui se lie à ce calcium et qui produit de la lumière lors de cette union, nous pouvons suivre la dynamique.
Son cerveau possède deux hémisphères, avec des centres spécialisés pour l’odeur, la vision ou le goût, mais aussi des centres qui intègrent ces différentes informations. L’abeille est capable de mémoriser des informations sur plusieurs jours; dans son cerveau, on observe des cascades moléculaires comparables à celles qui chez nous sont responsables de mémoires à long terme. Dans son environnement, l’abeille peut naviguer de longues distances (10 à 15km) afin de butiner et ramener de la nourriture à la colonie. Elle dispose aussi d’une horloge interne qui lui permet d’adapter ses activités au moment de la journée.
L’abeille est capable d’apprendre en observant une autre abeille. Si elle voit une autre abeille choisir entre deux fleurs artificielles, l’une avec une récompense, et l’autre sans rien, elle ira directement vers la bonne fleur quand son tour viendra. Les abeilles sont capables de prendre des décisions collectives. Si la danse d’une ruche est divisée entre celles qui indiquent le nord et d’autres qui indiquent le sud, elles vont finir par se mettre d’accord sur une direction une fois qu’une des danses obtient un quorum nécessaire à emporter la majorité. C’est une société qui fonctionne très bien !
Avec seulement 900000 neurones dans leur petit cerveau, les abeilles peuvent compter jusqu’à 5, contre 6 pour les corbeaux et 9 pour certains singes! Elle est capable d’intégrer des concepts, une révolution chez les invertébrés! Et les découvertes continuent. En 2022, mon confrère Songkun Su (université de Fuzhou, Chine) et moi avons publié un article dans la revue
Science, qui met en évidence le système du vouloir et de l’appétence chez l’abeille: lorsqu’elle danse ou quand elle se dirige vers une source alimentaire appétissante, elle produit un niveau élevé de dopamine dans son cerveau, ce qui ressemble à ce qui se passe dans notre cerveau quand nous sommes motivés par des buts désirables.
Le 19avril dernier, j’ai fait partie des premiers 40 chercheurs qui ont signé la «déclaration de New York sur la conscience animale», signée depuis par 287chercheurs. L’abeille et d’autres animaux donnent à réfléchir sur la façon dont nous traitons vertébrés et invertébrés, pour l’élevage comme pour la recherche. Nous allons de nouveau nous réunir pour travailler dessus, cela pourrait changer la vision et la responsabilité que nous devrions avoir sur le monde vivant qui nous entoure. »
Martin Giurfa
Docteur en neurosciences (Institut de biologie Paris-Seine)
« Avec seulement 900 000 neurones dans leur petit cerveau, les abeilles peuvent compter jusqu’à 5, contre 6 pour les corbeaux. »