La Croix

La douleur, un phénomène complexe mieux traité

- Lucien Lung/Riva-Press

Depuis une cinquantai­ne d’années, la recherche consacrée à la douleur a permis de mieux en connaître ses ressorts, physiques comme psychologi­ques.

Longtemps considérée en médecine comme un simple symptôme, elle peut aussi être le signe d’un dérèglemen­t du système nerveux.

« Sur une échelle de 1 à 10, à combien situez-vous votre douleur?» Cette simple question souvent posée par un médecin lors de la prise en charge d’un patient peut paraître vague. Évaluer l’intensité d’une expérience aussi subjective reste aujourd’hui un défi pour les équipes médicales. Depuis une cinquantai­ne d’années, la douleur s’est toutefois imposée comme objet d’étude scientifiq­ue, dans le but d’améliorer sa prise en charge.

La première société savante internatio­nale dédiée à l’étude de la douleur, l’Internatio­nal Associatio­n for the Study of Pain (IASP), qui fête ses 50 ans en 2024, la définit comme « une expérience sensoriell­e et émotionnel­le désagréabl­e associée ou ressemblan­t à celle liée à une lésion tissulaire réelle ou potentiell­e». Longtemps considérée comme un simple symptôme, la douleur est devenue priorité de santé publique au début des années 2000.

« Il y a trente ans, la douleur était peu prise en considérat­ion. Il fallait traiter la cause, pour avoir un succès thérapeuti­que massif, retrace Eric Serra, médecin et vice-président de la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD). Aujourd’hui, des modules lui sont destinés dans toutes les formations de soin.» Elle demeure tout de même un phénomène complexe, physique et psychologi­que.

À première vue, la douleur correspond à la sensation aiguë désagréabl­e que tout individu connaît : lorsque nous posons notre main sur une plaque chaude par exemple, nous ressentons une brûlure qui nous fait mal. «Dans ce cas-là, la douleur a un rôle protecteur, destiné à préserver l’organisme d’une situation dangereuse», explique Didier Bouhassira, neurologue et chef de l’unité de physiopath­ologie et pharmacolo­gie clinique de la douleur à l’Inserm. Les profession­nels de santé la prennent en charge en tentant de l’atténuer ou de la faire disparaîtr­e, le plus souvent à l’aide d’anti-inflammato­ires.

Il est toutefois impossible d’objectiver cette douleur. « Nous ne pouvons que mesurer ses conséquenc­es sur l’organisme», précise Eric Serra. Et son intensité. « Elle est parfois évidente, lorsque les gens hurlent après une chute de vélo, par exemple. » Dans les situations moins aiguës, son évaluation repose uniquement sur les paroles du patient et leur interpréta­tion par le personnel médical.

Élaborer une manière de la mesurer permet ainsi une meilleure transmissi­on de l’informatio­n au sein des équipes médicales d’un hôpital ou d’une clinique. Il existe pour ce faire plusieurs échelles d’évaluation, la plus largement répandue étant l’échelle numérique de 0 à 10. Une autre référence, utilisée davantage pour les études scientifiq­ues que pour la prise en charge des patients, est l’échelle visuelle a nalogique, sous la forme d’une ligne horizontal­e allant d’un point correspond­ant à aucune douleur à un autre marquant la pire douleur imaginable. D’autres outils ont été développés pour les personnes qui ne sont pas en capacité de s’exprimer, comme les très jeunes enfants ou les personnes âgées.

L’évaluation de la douleur se complique toutefois lorsqu’elle se prolonge dans le temps. En France, une personne sur cinq ressent des douleurs dites chroniques, c’està-dire installées depuis plus de trois mois. Virginie connaît la douleur au quotidien depuis une dizaine d’années: « J’ai commencé par ressentir des douleurs très fortes au niveau des épaules, comme si on me mettait des aiguilles à tricoter dans les articulati­ons ; la nuit aussi, et ça s’amplifiait. »

La quinquagén­aire consulte alors des spécialist­es, passe des IRM, tente la thérapie par ondes de choc, mais personne n’identifie l’origine des lésions qu’elle ressent et aucun traitement ne la soulage. «Dans ce cas-là, la douleur n’a plus un rôle protecteur mais n’est que le souvenir d’un dérèglemen­t du système nerveux », explique Didier Bouhassira. Après un cancer, ou un traitement particuliè­rement éprouvant par exemple, les patients peuvent être guéris, et la douleur

« La douleur a un rôle protecteur, destiné à préserver l’organisme d’une situation dangereuse. »

L’appréhensi­on de la douleur permet de développer des thérapies ciblées

demeurer. « Comme un système d’alarme qui ne fonctionne plus et envoie des alertes intempesti­ves », résume le chercheur. Grâce à l’avancée de la recherche en neuroscien­ces, les experts ont pu expliquer ce phénomène par le chevauchem­ent de la « matrice douleur » avec certaines zones du cerveau impliquées dans un processus émotionnel. « Lorsque nous avons mal, il y a une composante psychique, émotionnel­le, mais aussi cognitive», relate Anne Masselin-Dubois, psychologu­e au Centre national ressources douleur, à Paris. « Des gens gardent en mémoire le souvenir du traumatism­e et les douleurs qui lui sont associées », précise Eric Serra.

À la suite d’un déménageme­nt à Limoges, une généralist­e conseille à Virginie de se rendre en Centre d’étude et de traitement de la douleur (CETD). Ces structures rattachées aux CHU sont consacrées à la prise en charge des douleurs chroniques. Là, le patient remplit un questionna­ire sur la douleur de façon que l’équipe médicale puisse apprécier ses retentisse­ments sur sa vie quotidienn­e. « J’avais toujours été démunie pour parler de ma douleur », se souvient Virginie. On lui diagnostiq­ue alors une fibromyalg­ie, affection chronique caractéris­ée par des douleurs persistant­es diffuses. Après plusieurs essais thérapeuti­ques, Virginie entame des séances d’EMDR, une thérapie posttrauma­tique, au terme desquelles elle prend conscience d’un grave traumatism­e vécu dans son enfance, qu’elle avait enfoui. « Peu de temps après cette découverte, je me suis levée un matin, et j’ai senti qu’un poids que je portais sur mes épaules était parti. »

Anne Masselin-Dubois, qui prend en charge différents patients en CET, explique: «L’éclairage sur les plans somatique et psychique permet de réfléchir à une prise en charge pluridisci­plinaire pour accompagne­r la gestion de la douleur. » L’appréhensi­on de la douleur dans sa globalité permet ainsi de développer des thérapies ciblées selon les facteurs de vulnérabil­ité de la personne. Avec l’aide du CETD, Virginie a mis en place un protocole thérapeuti­que minutieux: le lundi kiné, le mardi balnéothér­apie, le mercredi yoga… En complément d’un accompagne­ment psychologi­que. Elle sait qu’avec sa maladie elle ne sera « jamais soignée. L’objectif est plutôt d’apprendre à vivre avec la douleur et de la reconnaîtr­e pour pouvoir appliquer le traitement adapté ». Si ses douleurs n’ont pas disparu au quotidien, elles se sont quand même un peu atténuées.

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Un patient reçoit une séance de RMTS (stimulatio­n magnétique transcrani­enne répétitive) au CEDT de l’hôpital Ambroise-Paré, à Boulogne-Billancour­t, le 14 avril 2021.

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