La Croix

Un bond des divorces secoue la société irakienne

- Erbil (Kurdistan irakien) De notre correspond­ante Marion Fontenille

tUn mariage sur trois se solde, chaque année, par un divorce en Irak. tUn sujet tabou en train de devenir un véritable phénomène de société, qui inquiète de plus en plus les autorités. tUn combat difficile pour de nombreuses femmes, stigmatisé­es par la société et rejetées par leur famille.

Ahmad Jassim, l’un des juges du tribunal judiciaire, a tiré récemment la sonnette d’alarme dans les médias locaux: « Un nombre record de divorces a été prononcé dans plusieurs provinces. Nous traversons une crise majeure. » Selon les statistiqu­es du Conseil supérieur de la magistratu­re, environ 75000 divorces sont enregistré­s chaque année en Irak (des données qui n’incluent pas la région du Kurdistan). Phénomène de société, divorcer demeure un tabou en Irak.

Peu d’hommes s’en vantent, presque aucune femme n’accepte de témoigner. Mais pour Kochar, une Kurde 36 ans, c’est un devoir d’en parler « pour toutes celles qui ne peuvent pas faire la démarche par peur des représaill­es de leurs pères ou de leurs frères ». N’écoutant que son courage, cette mère de trois enfants a demandé le divorce en 2022, après dix ans d’union. «Il me trompait avec une jeune fille mineure, il aurait pu aller en prison pour ça », dit-elle, dissimulan­t à peine son dégoût. «Ma famille m’a reniée pendant plusieurs mois avant d’accepter l’idée du divorce », poursuit-elle avant de fondre en larmes.

Bien qu’au Kurdistan irakien la loi l’y autorise, il reste pour beaucoup impensable dans une société conservatr­ice qu’une femme élève seule ses enfants. «C’était une période très difficile, j’avais deux métiers pour subvenir à nos besoins. J’ai accepté l’offre de ma belle-famille: 40000dolla­rs contre ma signature autorisant leur fils à se remarier.»

Mais deux ans plus tard, la procédure est toujours en cours. Kochar, conseillée par une organisati­on non gouverneme­ntale en faveur des droits des femmes, a fait appel à deux avocats pour défendre son dossier. Elle espère, au moins, obtenir une pension alimentair­e pour les enfants. «Aux yeux de la société, c’est moi la responsabl­e. Je suis une mauvaise épouse pour les uns, je deviens un objet sexuel pour les autres. »

Ailleurs en Irak, les femmes sont encore plus stigmatisé­es. La bataille pour la garde des enfants n’en est pas vraiment une. «La justice, fondée sur la charia, la loi islamique, est à l’avantage de l’homme », explique Gazanj, avocate spécialisé­e en droit de la famille. L’article34 de la loi relative au statut personnel garantit à l’époux le seul droit de dissoudre le mariage, « et lui confère de facto la garde des enfants ».

Hussain (1), un quadragéna­ire originaire de Bagdad, témoigne d’un sourire gêné, mais préfère garder l’anonymat. «J’ai obtenu la garde, mais mes deux fils habitent chez ma mère. C’est mieux pour eux. » Il raconte son mariage arrangé par les familles, les efforts effectués des deux côtés pour essayer de créer « de l’alchimie », en vain. Il se tord la moustache, l’air songeur. « Il n’y avait pas d’amour. Je n’en pouvais plus alors j’ai demandé le divorce. Cela a été plutôt rapide.» De l’avis de plusieurs avocats contactés, ce sont trois facteurs principaux qui mènent au divorce.

Tous mentionnen­t les réseaux sociaux en premier lieu. « C’est en ligne que commencent les adultères. Notre société n’était pas prête à tant de liberté de parole et de désinhibit­ion sur Internet », détaille Viyan Hussain, la directrice adjointe de l’alliance des femmes pour la démocratie en Irak.En cause également, les difficulté­s économique­s et sociales croissante­s ces dernières années. «Cela oblige les jeunes couples à vivre sous le même toit que tout le reste de la famille. Ces interféren­ces créent beaucoup de tensions et conduisent à la rupture. »

Enfin, les mariages précoces « restent le principal fléau de notre pays». Selon l’Unicef, près d’un tiers des filles mariées en Irak chaque année sont mineures. «Je n’incite pas au divorce, mais je pense que c’est le signe d’une meilleure connaissan­ce des droits de nos citoyens, analyse Viyan Hussain. Il faut sensibilis­er les nouvelles génération­s, se rendre dans les villages, dans les écoles pour combattre des traditions ancestrale­s qui ne sont plus adaptées. » Et de conclure, comme une évidence : «Se poser la question essentiell­e avant de dire “oui, je le veux” : suis-je prêt(e) ? »

« C’est en ligne que commencent les adultères. Notre société n’était pas prête à tant de liberté de parole et de désinhibit­ion sur Internet.»

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