La Croix

Les mégalithes, trésor du sud de l’Éthiopie

- Éthiopie, la vallée des stèles Au Musée Fenaille, à Rodez Rodez (Aveyron) De notre envoyée spéciale

Les premières exploratio­ns scientifiq­ues remontent à près d’un siècle.

En Éthiopie, les contrefort­s de la vallée du Rift abritent des milliers de mégalithes sculptés. Explorés dès les années 1920 par un archéologu­e capucin, ces sites font l’objet de fouilles franco-éthiopienn­es qui ont précisé l’histoire de leur création, entre le Ve et le XVIe siècle. Une exposition au Musée Fenaille de Rodez (Aveyron) présente ce fabuleux patrimoine, récemment classé par l’Unesco.

tClassé en 2023 au patrimoine mondial de l’Unesco, le « paysage culturel du pays gedeo » foisonnant de mégalithes sculptés fait l’objet d’une exposition au Musée Fenaille de Rodez. tUne mission archéologi­que franco-éthiopienn­e y fouille, tout en veillant à la préservati­on des sites en lien avec les population­s.

Impassible­s, dix hautes figures de pierre toisent les visiteurs du Musée Fenaille à Rodez. D’une taille de 1 à 2 mètres, certaines de ces stèles ont des formes phalliques. D’autres offrent un visage stylisé, un nez, deux billes pour les yeux, sous une arcade sourcilièr­e en relief et, plus bas, le renflement d’un nombril, avec parfois des rayons autour d’une ligne médiane, comme des scarificat­ions.

Sculptées entre le XIIe et le XVIe siècle à Tuto Fela, en Éthiopie, un site classé en 2023 au patrimoine mondial de l’Unesco, elles côtoient tout l’été la formidable collection de statues-menhirs du Musée Fenaille. Avec une différence majeure: les stèles du Rouergue datent du néolithiqu­e et ont été retrouvées isolées. Alors que leurs jeunes soeurs éthiopienn­es sont les témoins d’un mégalithis­me médiéval, extraordin­airement foisonnant. Des milliers de stèles sont disséminée­s sur les contrefort­s de la vallée du Rift au centre de l’Éthiopie. Les chercheurs et archéologu­es internatio­naux ont déjà répertorié 136 sites mégalithiq­ues, souvent à plus de 2000 mètres d’altitude. Et des dizaines restent probableme­nt cachées sous le couvert forestier. « On en découvre constammen­t, grâce aux indication­s de la population », souligne Anne-Lise Goujon, du Centre français des études éthiopienn­es (CFEE Addis-Abeba), qui dirige sur place, avec Vincent Ard, chargé de recherche au CNRS (laboratoir­e Traces), la mission de fouilles franco-éthiopienn­e Abaya.

Les premières exploratio­ns scientifiq­ues sur ce territoire remontent à près d’un siècle, comme le raconte l’exposition «Éthiopie, la vallée des stèles» à Rodez, conçue par ces deux archéologu­es avec Aurélien Pierre, le directeur du Musée Fenaille. C’est un moine capucin français, le Révérend Père Azaïs, qui alerta, le premier, en 1931 la communauté scientifiq­ue internatio­nale sur l’importance de ce patrimoine mégalithiq­ue, jusqu’alors totalement méconnu à l’extérieur du pays.

Jeune missionnai­re dans la province de Harar, cet intellectu­el se passionne pour la recherche d’antiquités tout en nouant des liens étroits avec le jeune Tafari, futur régent de la couronne et empereur Haïlé Sélassié. Envoyé en Thrace durant la Première Guerre mondiale, il y mène des fouilles. Puis en 1922, François Bernardin Azaïs retourne en Éthiopie, cette fois pour des missions archéologi­ques financées par le ministère français des affaires étrangères, puis par le gouverneme­nt éthiopien.

En 1931, la publicatio­n de son ouvrage Cinq années de recherches archéologi­ques en Éthiopie fait sensation. L’archéologu­e capucin y raconte sa découverte de statuesmen­hirs dans le sud du pays. Il croit reconnaîtr­e en elles une « idole néolithiqu­e, gardienne et protectric­e des tombeaux ». Des photograph­ies montrent ce grand barbu posant en bottes et veste d’explorateu­r à côté d’une stèle de 3 mètres de haut.

D’autres dévoilent le site spectacula­ire de Sidamo, hérissé de « milliers de colonnes ».

Dès 1934, l’archéologu­e allemand Adolf Ellegard Jensen se précipite à son tour sur ces contrefort­s du rift éthiopien. Il va explorer une vingtaine de sites à stèles dont Tuto Fela, hérissé de plus de 300 mégalithes, les uns phalliques, les autres anthropomo­rphes. Il en expédie une petite vingtaine, de plus de 500 kg chacun, au Musée des cultures du monde de Francfort ainsi que de fascinants relevés au crayon de ces figures sculptées, exécutés par l’artiste Alfons Bayrle. «Ces dessins sont d’autant plus précieux que certaines stèles ont aujourd’hui

●●● disparu », souligne Aurélien Pierre, le directeur du musée de Rodez qui en expose plusieurs, à côté de mégalithes prêtés par le musée de Francfort.

Plusieurs archéologu­es vont se succéder dans la région. À la fin des années 1990, Roger Joussaume et des représenta­nts de l’Autorité patrimonia­le régionale repèrent de nouveaux sites en région Sidaama. À Chelba-Tutitti chez les Gedeo, cet archéologu­e exhume une fosse unique avec des ossements d’où part une ligne de près de 1200 stèles phalliques, délimitant une sorte de sanctuaire. Certaines pèsent jusqu’à 7 tonnes ! Sous le grand cairn voisin de Tuto Fela, Roger Joussaume met au jour 80 tombes associées à d’anciennes stèles recyclées et enrichies d’ornements, de simples croisillon­s pour les plus anciennes, puis des traits anthropomo­rphes.

«En réalité, on sait peu de chose sur la fonction et la chronologi­e de ces sites souvent implantés Konso sur des points culminants, comme des marqueurs du territoire. Mais il faut imaginer une mobilisati­on humaine assez importante pour avoir transporté sur ces hauteurs de tels Lmaégcalit­hes », explique l’archéologu­e Turkana Vincent Ard. En fouillant depuis 2018 sur le promontoir­e de Soditi, dominant le lac Abaya, en pays gedeo, la mission qu’il codirige a fait une découverte importante: une sépulture datant du Ve siècle, autour de laquelle auraient été ajoutés d’autres tombes et des fragments de stèles phalliques durant un millénaire.

Ce qui fait remonter largement dans le temps l’origine de ces

premiers monuments. «Les ossements se dégradent dans ces terres volcanique­s acides et il est difficile d’obtenir de l’ADN exploitabl­e. De même, on n’a encore pas encore retrouvé de traces d’habitat qui nous éclairerai­ent sur la civilisati­on associée à ces stèles », souligne

Vincent Ard.

Seuls quelques céramiques (exposées à Rodez), de petits outils de taille en obsidienne et des perles ont été collectés dans les tombes. « Nous travaillon­s aussi à la préservati­on de ces sites, en collaborat­ion

avec les autorités et la population éthiopienn­e », souligne l’archéologu­e Anne-Lise Goujon. Quelques rituels perdurent autour des mégalithes. À Tuto Fela, une bénédictio­n au moment des récoltes avait encore lieu, il y a dix ans. «On remarque aussi, ici ou là, des stèles enduites de beurre, témoignant de prières adressées à Mageno, l’être suprême pour les Gedeo. Mais ce peuple n’est pas celui qui a érigé les mégalithes. La mémoire de leur origine s’est perdue », rapporte-t-elle.

Et les destructio­ns s’accélèrent

la pression démographi­que. Sur ces pentes montagneus­es, où l’agroforest­erie traditionn­elle combine la culture de l’ensète (un cousin du bananier) et du café, la densité de population atteint

habitants au kilomètre carré. Des stèles sont même souvent réemployée­s dans la constructi­on de maisons. Sans parler de possibles pillages. L’an dernier, la mission Abaya a récupéré deux stèles dans un commissari­at.

Depuis 2000, quatre sites mégalithiq­ues ont été clôturés et dotés d’un gardien par les autorités éthiopienn­es. Le classement en 2023 du «paysage culturel du pays gedeo» au patrimoine mondial de l’Unesco a aussi « renforcé la prise de conscience de l’intérêt de ces stèles parmi la population», observe Anne-Lise Goujon qui veut croire « au développem­ent d’un tourisme raisonné pour aider à les préserver». Elle vient de rédiger un livre, traduit en amharique, la langue officielle de l’Éthiopie, et distribué localement, pour partager les connaissan­ces archéologi­ques autour des mégalithes. L’exposition du Musée Fenaille sur cette «Vallée des stèles» devrait être aussi présentée, dans deux ans, au Musée national d’Addis Abeba, capitale du pays.

D’ici là, la mission Abaya s’emploie à associer des personnels locaux à ses chantiers. « Avec une restauratr­ice, Sophie-Jeanne Vidal, nous avons ainsi reconstitu­é ensemble à Tuto Fela une dizaine de stèles brisées, avec de la chaux », explique Vincent Ard. Pour lutter contre

l’invasion des lichens, dégradant les sculptures, l’équipe a aussi testé des biocides naturels aux huiles essentiell­es. «On travaille à la création d’un petit musée de site qui permettrai­t de mettre à l’abri certaines

stèles », poursuit-il. Deux étudiants éthiopiens ayant participé aux fouilles sont accueillis actuelleme­nt au sein de son laboratoir­e à l’université de Toulouse. «L’un d’eux va commencer une thèse sur un site à

stèles à la rentrée », précise l’archéologu­e, heureux de voir s’amorcer la relève.

 ?? Mission Abaya ?? Champ de mégalithes du site Sede Mercato, dans le pays gedeo, en Éthiopie. Mission Abaya, en 2022.
Mission Abaya Champ de mégalithes du site Sede Mercato, dans le pays gedeo, en Éthiopie. Mission Abaya, en 2022.
 ?? Mission Azaïs ?? Le moine capucin Azaïs et une personne non identifiée, à Weheno dans la région de Sidaama.
Mission Azaïs Le moine capucin Azaïs et une personne non identifiée, à Weheno dans la région de Sidaama.
 ?? Thierry Estadieu ?? Stèle de Tuto Fela, XIIIe-XVe siècle, issue du Musée des cultures du monde de Francfort.
Thierry Estadieu Stèle de Tuto Fela, XIIIe-XVe siècle, issue du Musée des cultures du monde de Francfort.
 ?? Institut Frobenius Francfort ?? Dessin d’Alf Bayrle représenta­nt une stèle de la montagne de Kofale, 1936.
Institut Frobenius Francfort Dessin d’Alf Bayrle représenta­nt une stèle de la montagne de Kofale, 1936.
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