DANS LES TÉNÈBRES DE LOS ANGELES
LE GRAND SOMMEIL
« Le Grand Sommeil » est le premier film réunissant Bogart et Bacall (photo) et c’est aussi le début de leur histoire d’amour. C’est également la plus célèbre adaptation du roman de Raymond Chandler, qui offrit pour l’éternité au « privé » le visage de Humphrey Bogart. « Le Grand Sommeil » a la réputation d’être un film à peu près incompréhensible, ce qui est très exagéré. Il est vrai que, pour son premier roman, Chandler avait rassemblé plusieurs de ses nouvelles, ce qui posait quelques soucis de continuité. Ainsi, ni Hawks ni Chandler ne savaient qui avait bien pu régler son compte au chauffeur des Sternwood. Mais au fond, quelle importance ? C’est un poète autant qu’un auteur « hardboiled » qu’adapte Howard Hawks en restituant la vision d’un monde ténébreux (le film se déroule presque entièrement la nuit), où circulent les cadavres, les secrets honteux, les photos pornographiques et les dettes de jeu. Cet univers surchauffé par les vices, le sexe et l’argent est comme la serre où le vieux général Sternwood survit au milieu d’« orchidées à la chair qui ressemble à celles des hommes, leur parfum rappelle celui douceâtre de la corruption ». Dans ce cloaque, il y a Marlowe (Bogart) qui, tout le contraire d’un cynique, est un homme d’honneur, même si cette notion semble particulièrement usée en cette année 1945. « Il parle comme un homme de son époque, écrit Chandler, c’est-à-dire avec un humour caustique, un sens aiguisé du ridicule, un profond dégoût pour le factice et un grand mépris pour la mesquinerie. » Dans cette description, on reconnaît parfaitement Bogart, aussi dur à cuire que sensible et intelligent. Il n’est jamais impressionné par une arme mais est bouleversé par un petit homme qui choisit la mort plutôt que de trahir la femme qu’il aime, même si celle-ci n’en vaut pas vraiment la peine. C’est ce sens de l’honneur qu’il reconnaît aussi chez Vivian Sternwood (Lauren Bacall), prête à se sacrifier en s’avilissant pour protéger sa soeur. La préservation de la dignité morale, qui est rarement celle des flics ou de la justice, est le combat que mène Marlowe contre le « grand sommeil », cette léthargie causée par l’air empoisonné de la corruption.