Aux ami.e.s qui lui ont sauvé la vie
ESSAI Un désir démesuré d’amitié, par Hélène Giannecchini, Seuil/La Librairie du XXIe siècle, 288 p., 21 euros.
S’installer dans un monastère grec, avec la mer au loin, deux chambres à lui et autant pour ses amies. Ainsi Roland Barthes rêvait-il l’amitié, une façon de vivre ensemble dans un équilibre apaisé entre temps pour soi et temps partagés. Il donnait à cette subtile harmonie le nom savant d’« idiorrythmie ». Hélène Giannecchini évoque cette utopie barthésienne dans son dernier livre, essai littéraire d’une pugnace délicatesse sur la puissance de l’amitié en particulier chez les « déviants », les personnes queers, cette lignée dans laquelle l’écrivaine s’inscrit et qu’elle considère comme sa « généalogie alternative ». Faisant pleinement corps avec son sujet, l’autrice parvient elle aussi à une forme d’« idiorrythmie » et trouve une juste alternance entre le récit personnel – sa mère et ses deux pères, son propre rapport à l’amitié – et une réflexion qui accueille en son sein d’autres voix : Monique Wittig, Donna Haraway, la photographe et militante lesbienne Donna Gottschalk, ou encore… Saint-Just. Le révolutionnaire voulait conférer un statut juridique à l’amitié et proposait que l’on aille déclarer ses amis au temple de la Raison. L’idée séduit Hélène Giannecchini, elle qui n’a jamais cru à la supériorité des liens du sang. Si la famille demeure la fiction dominante, l’écrivaine cherche ici à esquisser l’histoire conjointe de la communauté queer, trouée de blancs et d’oublis, et de l’amitié, sentiment trop souvent minoré. Pour celles et ceux qui furent longtemps marginalisés, criminalisés et toujours menacés, l’amitié s’avère un refuge autant qu’une force politique. Entre autres exemples, Hélène Giannecchini évoque la Casa Susanna, qui, dans l’Amérique corsetée des années 1950, offrit un abri hospitalier aux hommes qui désiraient s’habiller en femmes, mais elle rappelle aussi la solidarité militante face à l’épidémie de sida. Comme dans ses précédents livres – dont le magnifique « Voir de ses propres yeux » –, l’autrice part d’images, pour mieux attirer et déplacer en douceur notre regard. On tourne ainsi les pages de ce livre composé de photos et d’archives, à la fois intime et ouvert, comme on le ferait d’un album de famille d’un nouveau genre, hybride et accueillant. Le « désir démesuré d’amitié », qui donne son si beau titre à ce texte, devient irrémédiablement le nôtre.