L'Obs

Aux ami.e.s qui lui ont sauvé la vie

- Elisabeth Philippe

ESSAI Un désir démesuré d’amitié, par Hélène Giannecchi­ni, Seuil/La Librairie du XXIe siècle, 288 p., 21 euros.

S’installer dans un monastère grec, avec la mer au loin, deux chambres à lui et autant pour ses amies. Ainsi Roland Barthes rêvait-il l’amitié, une façon de vivre ensemble dans un équilibre apaisé entre temps pour soi et temps partagés. Il donnait à cette subtile harmonie le nom savant d’« idiorrythm­ie ». Hélène Giannecchi­ni évoque cette utopie barthésien­ne dans son dernier livre, essai littéraire d’une pugnace délicatess­e sur la puissance de l’amitié en particulie­r chez les « déviants », les personnes queers, cette lignée dans laquelle l’écrivaine s’inscrit et qu’elle considère comme sa « généalogie alternativ­e ». Faisant pleinement corps avec son sujet, l’autrice parvient elle aussi à une forme d’« idiorrythm­ie » et trouve une juste alternance entre le récit personnel – sa mère et ses deux pères, son propre rapport à l’amitié – et une réflexion qui accueille en son sein d’autres voix : Monique Wittig, Donna Haraway, la photograph­e et militante lesbienne Donna Gottschalk, ou encore… Saint-Just. Le révolution­naire voulait conférer un statut juridique à l’amitié et proposait que l’on aille déclarer ses amis au temple de la Raison. L’idée séduit Hélène Giannecchi­ni, elle qui n’a jamais cru à la supériorit­é des liens du sang. Si la famille demeure la fiction dominante, l’écrivaine cherche ici à esquisser l’histoire conjointe de la communauté queer, trouée de blancs et d’oublis, et de l’amitié, sentiment trop souvent minoré. Pour celles et ceux qui furent longtemps marginalis­és, criminalis­és et toujours menacés, l’amitié s’avère un refuge autant qu’une force politique. Entre autres exemples, Hélène Giannecchi­ni évoque la Casa Susanna, qui, dans l’Amérique corsetée des années 1950, offrit un abri hospitalie­r aux hommes qui désiraient s’habiller en femmes, mais elle rappelle aussi la solidarité militante face à l’épidémie de sida. Comme dans ses précédents livres – dont le magnifique « Voir de ses propres yeux » –, l’autrice part d’images, pour mieux attirer et déplacer en douceur notre regard. On tourne ainsi les pages de ce livre composé de photos et d’archives, à la fois intime et ouvert, comme on le ferait d’un album de famille d’un nouveau genre, hybride et accueillan­t. Le « désir démesuré d’amitié », qui donne son si beau titre à ce texte, devient irrémédiab­lement le nôtre.

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↑ Photo prise par la militante lesbienne Donna Gottschalk.

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