C’ÉTAIT DEMAIN…
Réalisé par Myriam Elhadad, “Vaison-la-Romaine, mémoires d’une crue” reconstitue le déroulé des folles inondations qui ont touché cette ville du Vaucluse en 1992, et leur répercussion symbolique sur la société française.
Les conséquences du réchauffement climatique ont forcément banalisé l’impact de ces images d’inondations à grande échelle vues en boucle sur les chaînes d’info – à la dévastation du Pas-de-Calais et de la Picardie l’automne dernier ont succédé les crues XXL ayant frappé la Mayenne en juin. Impossible néanmoins d’effacer le souvenir des vidéos d’amateurs saisissant le chaos de Vaison-la-Romaine, ce 22 septembre 1992. Pont enseveli par des torrents de boue, maisons provençales s’éparpillant sous la pression de l’Ouvèze, gamin tétanisé, cramponné aux branches d’un arbre, échappant de peu aux bouillons furieux de la rivière en crue : ce spectacle apocalyptique électrise une société encore bien naïve en matière d’écologie et d’aménagement du territoire. Depuis, la simple évocation de cette bourgade du Vaucluse s’impose comme un synonyme de catastrophe naturelle dans la psyché nationale.
En reconstituant la chronologie des événements de cette triste journée, le beau film de Myriam Elhadad exhume un autre monde, une France sans internet ni téléphone portable, où les normes de prévention et la réactivité des secours renvoient à l’âge de pierre. Alors que ce matin-là, un orage hors norme (dont Météo France n’a pas su anticiper l’intensité) gonfle l’Ouvèze en amont de Vaison, il faut plusieurs heures et un heureux hasard pour que le maire, Claude Haut, s’inquiète des trombes d’eau qui s’écrasent sur le pare-brise de sa voiture. « Les nuages faisaient ce jour-là 13 kilomètres d’épaisseur, se souvient-il trente ans après, la voix encore secouée par l’émotion. C’était la fin de matinée mais l’absence de luminosité laissait croire qu’on était la nuit. »
En début d’après-midi, il est le premier à donner l’alerte alors que le camping, en contrebas de la ville, est englouti depuis longtemps. Problème: à Vaison, dont la fréquentation atteint son maximum (fin d’été, vendanges, jour de marché), il n’y a qu’un seul pompier volontaire sur le pont, Thierry Lafont, un bleusaille de 20 ans, davantage rompu à détruire des nids de guêpes qu’à sauver des vies humaines au milieu des décombres. Avec les moyens du bord (un petit canot prêté par un particulier), il fait ce qu’il peut, se rappelle avoir « vu une famille entière, réfugiée sur le toit de sa maison, emportée par les eaux » sous ses yeux. On devine d’autant plus sa détresse que l’information, malgré l’urgence, peine à circuler dans une région non seulement submergée (l’Ouvèze a monté de 17 mètres) mais aussi dénuée des moyens de communication les plus élémentaires – certaines mairies alentour n’ont ni fax ni téléphone.
Après l’aide humanitaire, boostée par une émission spéciale diffusée sur France 2 et la visite présidentielle de François Mitterrand dans la vallée dévastée du Vaucluse, l’heure est au bilan (46 morts) et à la colère. A Vaison-la-Romaine, des associations de victimes attaquent les promoteurs immobiliers du camping et du lotissement Théos, construits dans l’ancien lit de l’Ouvèze. La plainte débouche sur un non-lieu. Nul n’a contourné la loi dans cette affaire, qui reflète parfaitement la gabegie à l’oeuvre en matière d’urbanisation durant les Trente Glorieuses : en l’absence de critères précis s’agissant des risques de catastrophes naturelles et de préservation de l’environnement, les permis de construire sont délivrés dans une sorte d’anarchie complète. Une des nombreuses leçons retenues après le désastre de Vaison-la-Romaine, qui résonne comme la première prise de conscience française d’un monde plus fragile, complexe et menaçant qu’il n’y paraît.