L'Obs

RETOUR SUR TERRE

Fresque humaniste de Feurat Alani mise en images par Léonard Cohen, “le Parfum d’Irak” raconte la relation intime du journalist­e franco-irakien avec le pays de ses parents. Propos recueillis par Anne Sogno

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Après la web-série et un roman graphique paru en 2018, pourquoi revenir sur l’histoire de votre famille et de l’Irak avec un film documentai­re?

Feurat Alani. Hormis le fait qu’un 90-minutes demeure le format star et qu’il donnera vraisembla­blement lieu à une sortie en salle, j’étais pressé par le sentiment d’avoir encore beaucoup à dire. Le récit précédent s’arrêtait en 2011 avec le retrait des troupes américaine­s d’Irak, or j’ai continué en tant que reporter à couvrir de nombreux événements après cette date symbolique. Avec les attentats de 2015 en France, l’Irak, où l’Etat islamique avait pris le contrôle de larges territoire­s, m’a en quelque sorte rattrapé et il m’a semblé évident qu’il fallait raconter la suite. Le succès du livre a motivé Arte pour soutenir ce nouvel opus, que nous avons voulu écrire avec Léonard Cohen de manière un peu différente, notamment en insérant des images d’actualité.

On perçoit avant tout votre film comme un hommage à votre père, exilé en France depuis 1972…

Sa disparitio­n en 2019, trois semaines avant que je reçoive le prix Albert-Londres pour la version littéraire du « Parfum d’Irak », a eu un impact direct sur la narration du film. J’ai souhaité l’articuler encore plus autour de son personnage en faisant de la Fatiha, la cérémonie d’hommage au défunt qu’on voit en ouverture, le fil rouge du récit.

On devine sa souffrance d’observer de loin les remous de l’Irak, sans pouvoir agir directemen­t…

En 1995, mon père a saisi l’opportunit­é d’une fenêtre ouverte aux opposants au régime pour y retourner une première fois et essayer de lutter contre l’embargo. Il est revenu une seconde fois, après l’invasion américaine, pour voir à quoi ressemblai­t l’Irak de l’après-Saddam mais aussi, je crois, pour surveiller son fils installé à Bagdad comme correspond­ant de guerre, voir la vie que je menais et, peut-être, se rassurer. En exil, il a refusé pendant de longues années de demander la nationalit­é française parce qu’il avait toujours l’espoir de retourner vivre en Irak. Mais il y a eu la guerre contre l’Iran, l’invasion du Koweït, l’embargo, l’interventi­on américaine… A chaque fois, le pays idéalisé par mon père s’éloignait un peu plus.

Ce sont d’abord des souvenirs olfactifs qui vous relient à ce pays dévasté par d’incessants conflits…

La seule ligne que je m’étais imposée, c’était de remonter au plus loin dans ma mémoire et d’en suivre la chronologi­e. Je me suis rendu compte que mes premiers souvenirs étaient de l’ordre du sensoriel. Ils venaient vraiment du ventre ! C’étaient les parfums et les goûts liés à mon premier voyage en Irak à 9 ans: la glace à l’abricot, la pastèque, le thé à la cardamome, la naphtaline des placards… C’est un peu un cliché mais j’ai toujours aimé raconter la petite histoire dans la grande. Je suis convaincu que les anecdotes racontent énormément de choses. Et puis cette envie de décrire un Irak rempli de gens, de membres de ma famille et d’odeurs est née de la colère que j’ai éprouvée en 2016 devant les analyses froides et chiffrées de ceux

que j’appelle « les experts de l’expertise ». Ceux qui n’ont jamais mis un pied en Irak ou les médias qui ne parlaient logiquemen­t que de la violence et de la guerre. Je ne dis pas qu’il ne faut pas raconter la guerre, mais je préfère le faire d’un point de vue subjectif. J’ai voulu apporter une contre-narration en révélant le visage humain de ce pays.

L’histoire du « Parfum d’Irak », c’est la confrontat­ion du réel à l’imaginaire?

Oui, l’Irak, que le narrateur – moi, enfant né en France – découvre pour des vacances en 1989, n’est certes pas un Irak paradisiaq­ue car il subit la dictature de Saddam Hussein mais pendant cette année-là précisémen­t, la seule de ces cinq dernières décennies, le pays vivait en paix. Ça a donc été un moment propice à l’idéalisati­on et tout le récit tourne autour de cet Irak qui ne reviendra jamais.

Votre père a été approché par Lutte ouvrière, le parti politique trotskiste, à Bagdad. C’est un épisode plutôt cocasse, non?

Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire mais je suppose que ce genre de voyage correspond­ait, pour ces groupes d’extrême gauche intéressés par les pays en développem­ent dans les années 1960-1970, à une sorte de visite « de courtoisie ». Malgré son opposition au régime de Saddam Hussein, mon père avait un poste au sein du ministère de la Jeunesse, où il était chargé de recevoir les délégation­s étrangères. C’est à cette occasion qu’il a rencontré les membres de Lutte ouvrière. Si l’Irak de Saddam n’était pas communiste, les membres de LO ont certaineme­nt vite compris la tendance politique de mon père et, sentant que le vent risquait de tourner, lui ont donné l’adresse de leur antenne en région parisienne, au cas où. Un an plus tard, mon père a eu des problèmes avec le régime et quand il a pris la décision de s’exiler, il a choisi la France alors que la plupart des exilés irakiens partaient vers des pays anglophone­s dans une sorte de logique coloniale, l’Irak ayant été occupé par les Britanniqu­es.

Les amis de votre père qui se retrouvent pendant la cérémonie d’hommage sont-ils représenta­tifs des dissension­s de la société irakienne?

Quand j’étais enfant, j’observais et écoutais beaucoup mon père et ses amis et je ne comprenais pas pourquoi les amitiés pouvaient se briser sur des désaccords politiques. Je trouvais ça absurde, d’autant plus que je grandissai­s en France avec une conscience politique croissante, convaincu qu’on pouvait débattre de tout avec tout le monde. Malheureus­ement, je trouve qu’aujourd’hui, c’est devenu pareil ici. On est très vite catégorisé pour ou contre ceci ou cela. Il me semble que ce n’était pas le cas dans la France où j’ai grandi. J’ai tenu à évoquer cette situation pour raconter la société irakienne, qui, si elle a évolué sur certains aspects, n’a pas changé sur ce plan-là. Comme dans l’Irak des années 1950-19601970, on peut toujours se brouiller à vie quand on n’est pas d’accord politiquem­ent, et même mourir pour ses idées dans l’Irak de l’après-Saddam. C’est pourquoi, à la fin du film, quand je dis que les amis de mon père ont promis de se revoir et de parler, je laisse ça en suspens. Je ne sais pas si cela va arriver, bien qu’au fond de moi, je sais que ce ne sera pas le cas.

“EN RACONTANT LA GUERRE D’UN POINT DE VUE SUBJECTIF, J’AI VOULU APPORTER UNE CONTRE NARRATION EN RÉVÉLANT LE VISAGE HUMAIN DE CE PAYS.”

Comment voyez-vous l’avenir de l’Irak?

Le pays ne pourra pas avancer si la citoyennet­é irakienne dont parle mon père, sur laquelle il travaillai­t depuis toujours, n’est pas mise en avant, passant outre les clivages liés aux idées politiques, aux courants religieux ou aux confession­s. Ironie du sort, en octobre 2019, mois du décès de mon père, des manifestat­ions ont eu lieu à Bagdad, une grande première dans l’histoire du pays. Ces jeunes dont on ne savait pas s’ils étaient sunnites, chiites, kurdes, arabes, chrétiens ou musulmans, revendiqua­ient tous la priorité de la citoyennet­é irakienne sur les idées politiques, les confession­s ou les ethnies. Malheureus­ement, ces mouvements ont été réprimés dans le sang par le gouverneme­nt et ses milices. Depuis, ces manifestan­ts se sont tus mais la société civile s’est ranimée et la jeunesse se revendique irakienne plutôt que chiite ou sunnite. C’est une lueur d’espoir.

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