Du rouge oui, mais frais !
Les Français boivent moins de vin rouge et le préfèrent plus léger. Un défi pour les vignerons à l’heure du dérèglement climatique qui accroît le degré d’alcool des raisins
En reprenant, en 2008, le domaine de ses parents à Castanet, sur la rive droite du Tarn, en AOP Gaillac, Damien Bonnet décide de tout passer en bio, les céréales, mais aussi les vignes que cultive alors sa famille en polyculture. A l’époque, ses parents ne produisent pas leur propre vin. Damien se souvient que le prix payé par la coopérative était conditionné au degré d’alcool que pouvaient atteindre les raisins. Aujourd’hui, le vigneron cherche à produire dans son domaine de Brin des vins équilibrés, moins alcoolisés, et joue pour cela avec les différents cépages. « Quand je replante, je choisis des cépages plus adaptés à notre région, qui réagissent mieux au climat. Le braucol, par exemple, cépage endémique, n’atteint pas des degrés élevés et présente une maturité convenable. Je le ramasse aussi plut tôt pour que les arômes végétaux apportent de la fraîcheur », explique-t-il.
Les cépages adaptés et les dates de vendanges sont deux éléments qui permettent aux vignerons de jouer sur la fraîcheur du vin, alors qu’en vingt ans le réchauffement climatique a augmenté sensiblement les degrés d’alcool. Dans la vallée du Rhône, le Languedoc ou encore le Bordelais, la teneur en alcool par bouteille est passée de 12 à 14 degrés. Dans le même temps, les études montrent une baisse drastique de la consommation du vin (chute de 70 % en soixante ans en France), avec notamment un désamour pour le vin rouge (diminution de 32 % de sa consommation entre 2011 et 2021, selon l’institut Kantar).
CHANGEMENT DE PRATIQUES
Face à ce bouleversement, les vignerons et les scientifiques tentent de s’organiser. Le projet Laccave, porté par l’Institut national de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (Inrae), essaie d’apporter des solutions à la filière viticole française. Alors qu’une étude parue en mars 2024 dans la revue
britannique « Nature Reviews Earth and Environment » annonce purement et simplement la disparition de certains territoires viticoles et propose aussi des pistes d’adaptations.
En Gironde, Stéphane Renversade, oenologue, consultant au laboratoire Enosens Coutras, a vu croître la teneur en alcool. « Il y a vingt ans, on se battait pour avoir 13 degrés, aujourd’hui il est récurrent d’atteindre 14, voire 15 degrés. En parallèle, le rendement est affecté par des maladies comme le mildiou, et nous rencontrons des difficultés dans la fermentation », constate-t-il.
Dans cette région du Bordelais en crise, avec un tiers des exploitations au bord de la faillite, le rouge léger n’est pas vraiment tendance… pourtant le consultant est convaincu que cela correspond aux envies des consommateurs. Pour obtenir des vins plus frais et équilibrés, Stéphane Renversade conseille de planter des cépages plus tardifs « comme le cabernet franc, le cabernet sauvignon, et d’arrêter le merlot », d’avancer les récoltes et de travailler sur des vinifications différentes avec des macérations plus courtes. Des pratiques qui, là encore, vont parfois à l’encontre des habitudes des vignerons.
A Gaillac, après une récolte « à la fraîche » de son braucol, Damien Bonnet fait macérer le moût de raisin une quinzaine de jours avant un élevage dans des jarres en grès de 1 000 litres pendant douze mois. Le vigneron n’intervient pas chimiquement sur ses vins, sauf parfois avec un peu de soufre lors de la mise en bouteille. Ces changements ne sont pas toujours en phase avec le cahier des charges des appellations. Si les vins de Damien Bonnet sont en AOC Gaillac, ils écopent parfois de commentaires comme « fluide » ou « aqueux » sur ses cuvées légères. Stéphane Renversade regrette, lui, le manque de réactivité de l’AOC bordelaise : « Bordeaux devrait remettre en question sa concentration en tanins, qui intensifient la couleur, pour aller vers des vins plus légers, moins denses, plus digestes et agréables à boire. »
DANS UN SEAU À GLACE
Cette inertie des AOC, Michel Chapoutier, célèbre producteur et négociant, l’a aussi constatée dans les côtes-du-rhône. Un snobisme regrettable, selon lui. Sa cuvée Rouge Clair, grenache et syrah, se revendique « éclatante de fraîcheur ». Pour atteindre 12,5 degrés, il assume utiliser la technique de l’osmose inverse, une pratique de distillation qui permet de désalcooliser les vins, à hauteur de 20 % dans ce cas précis.
Une technique parfois décriée pour son impact énergétique, son coût très élevé et l’intervention sur la structure du vin. En plus de cette « désalcoolisation », encore assez peu répandue car très onéreuse, plusieurs autres ingrédients, à commencer par les levures exogènes, permettent de jouer sur les profils aromatiques des vins. D’ici à la fin de l’année, les producteurs vont devoir rendre lisibles sur les bouteilles (grâce à un QR code) une nouvelle liste d’intrants, souvent inconnus des consommateurs.
Michel Chapoutier milite aussi depuis des années pour des vins rouges à déguster plus frais. Il rappelle que le terme « chambré » remonte au début du xxe siècle où il signifiait « mettre à la température de la chambre », à une époque où les chambres sans radiateur étaient toujours plus froides que les autres pièces. Et recommande de ne pas hésiter à mettre ses bouteilles de rouges dans un seau à glace. Pour sa cuvée Rouge Clair, il conseille de « la déguster aux alentours de 10 degrés. Et pourquoi pas “on the rocks” avec un glaçon ! ». Une hérésie pour ceux qui estiment que le rouge doit être bu à une température entre 15 et 18 degrés… mais, pour le producteur, servir certains rouges frais est une façon d’accéder à de nouveaux buveurs dans une industrie en perte de vitesse.
“BORDEAUX DEVRAIT REMETTRE EN QUESTION SA CONCENTRATION EN TANINS, POUR ALLER VERS DES VINS MOINS DENSES, PLUS DIGESTES ET AGRÉABLES À BOIRE.”
STÉPHANE RENVERSADE, CONSULTANT OENOLOGUE