LE MONDE EST STONE
PAUVRES CRÉATURES
Imaginez Frankenstein revu par Voltaire et, disons, Mona Chollet. Improbable? Oui, et unique, comme chaque film de Yórgos Lánthimos (« The Lobster », « Mise à mort du cerf sacré »). Celui-ci ne serait-il pas son meilleur ? C’est, en tout cas, le plus accessible, celui où le geste et l’ambition s’accordent le mieux. L’absurdiste grec, émule de Stanley Kubrick et de Ken Russell, a trouvé dans le roman iconoclaste d’Alasdair Gray, pastiche de littérature gothique, satire à son pied. Son héroïne, Bella (Emma Stone, photo), est une femme au cerveau de nourrisson ! Née des expérimentations de Godwin Baxter (Willem Dafoe), un chirurgien avant-gardiste du Glasgow de l’ère victorienne, elle vit cloîtrée chez son créateur jusqu’à ce qu’elle découvre les plaisirs de la chair. Emancipée par le sexe, la voici en couple avec un avocat libidineux (Mark Ruffalo), qui négocie sa libération et l’emmène à Lisbonne. Le début d’une odyssée tordue à travers l’Europe au cours de laquelle Bella, sa naïveté et son absence de prévention vont bousculer l’ordre établi, révéler les hypocrisies sociales et être sources de progrès. La joie que l’on prend au film tient à la fois de la régression infantile aux allures de rébellion punk dans une société guindée et, à mesure que Bella évolue – ce qu’elle fait vite –, du bon sens qu’elle oppose aux réflexes conservateurs et aux comportements toxiques. Son passage dans la maison close, où elle renverse innocemment les règles et les rapports de pouvoir avant de s’en détourner, n’y trouvant plus de satisfaction, est digne de Buñuel, le maître de Lánthimos. Mais un Buñuel dont la main parfois lourde grippe les audaces (l’usage gratuit de l’effet « oeil-de-boeuf », le dernier acte trop premier degré) et la bouffonnerie flirte avec celle de Ruben Östlund, le réalisateur de « Sans filtre ». Qu’importe : il y a plus d’intelligence et de folie dans cette fable baroque contre la morale et la connerie bourgeoises, lion d’or à la dernière Mostra de Venise, que dans 95 % de la production actuelle. Il y a aussi des acteurs qui s’en donnent à coeur joie (Ruffalo, Dafoe) et une Emma Stone phénoménale qu’on ne savait pas capable d’un tel lâcher-prise. On en est stone.