Intérêt général
Récapitulons. Le 7 juillet, les élections législatives provoquées par Emmanuel Macron à des fins de « clarification » se sont soldées par une défaite de son camp, avec seulement 168 députés élus sous la bannière d’Ensemble, contre seulement 182 pour la coalition du Nouveau Front populaire (NFP), 46 pour Les Républicains (LR) et 143 au Rassemblement national (RN). Le 16 juillet, Gabriel Attal remettait donc la démission de son gouvernement au président de la République. Six semaines plus tard, les Jeux olympiques ont réjoui tout le monde, ceux qui le pouvaient ont pris un grand bol d’air en allant se mettre au vert ou contempler la mer, et la France n’a toujours pas de nouveau gouvernement.
Bien sûr, on pourrait s’en consoler avec cet anarchiste d’Anatole France, qui s’amusait en 1897 à faire l’éloge paradoxal d’un « chef de l’Etat dont l’impuissance est l’unique vertu » et d’une République qui « gouverne peu » : « Puisqu’elle gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. Assurément les pouvoirs forts font les peuples grands et prospères. Mais les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu’ils y renoncent. » Sauf que gouverner « peu », c’est gouverner quand même, et que le faire hors des clous tracés par la représentation nationale finit par poser, pour le dire avec des gros mots, un vrai problème de démocratie.
Ce problème-là s’aggrave d’autant plus, cette semaine, que le président de la République a décidé, après un premier cycle de consultations peu fructueux, d’en tirer les leçons qu’il espérait en tirer. Puisque, de Gabriel Attal à Marine Le Pen en passant par Laurent Wauquiez ou encore François Bayrou, chaque leader politique dit très fort, du haut de la minorité qu’il incarne, s’opposer catégoriquement au NFP, Emmanuel Macron refuse la nomination d’un gouvernement qui en serait issu au motif que celui-ci « serait immédiatement censuré par l’ensemble des autres groupes représentés à l’Assemblée nationale » et que « la stabilité institutionnelle de notre pays impose donc de ne pas retenir cette option ». C’est rompre d’une manière bien ironique, sinon brutale et inquiétante, avec l’esprit de nos institutions, qui veut que le chef du gouvernement soit issu des rangs de la coalition la plus importante. Car même si celle du NFP reste loin d’être majoritaire, la vérité est qu’aucune autre formation n’est plus conséquente, et qu’aucune n’est en mesure de garantir la moindre stabilité.
Comment débloquer cette situation pathétique ? Jusqu’à présent, des membres du NFP à ceux de LR en passant par les macronistes, chacun se cramponne sur un ton maximaliste à son programme, son bilan ou ses dogmes, comme s’il avait avec lui une armada cohérente de plusieurs centaines de députés, et détenait l’unique recette capable de sauver les Français des périls qui les menacent. Chacun, intoxiqué par l’échéance de la présidentielle de 2027, donne surtout l’impression de camper la posture intransigeante qui lui semble la plus avantageuse dans cette perspective. Chacun, au fond, paraît oublier une petite chose qui devrait être sa raison de faire de la politique : l’intérêt général.
Il serait peut-être temps que les acteurs de ce spectacle désolant prennent leurs responsabilités et aient conscience qu’avec une Assemblée dépourvue de majorité claire la Ve République doit désormais fonctionner comme une démocratie parlementaire. On peut le déplorer mais, d’un point de vue mathématique, il n’y a pas trente-six solutions. Surjouer la partition du tout ou rien est la meilleure stratégie pour n’arriver… à rien. Il va bien falloir admettre que forger des compromis pour faire son travail n’est pas toujours se compromettre. Et puisque l’origine du problème se trouve au Palais-Bourbon, c’est là que les députés doivent trouver la solution, entre eux, sans laisser le locataire de l’Elysée prétendre y faire son marché. Ce changement de culture politique s’impose. Cela vaut aussi pour Emmanuel Macron, s’il veut laisser dans l’histoire autre chose que le nom d’un bonapartiste erratique qui, à force de se mêler de tout, ne sera parvenu qu’à favoriser l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. On lui pardonnera plus facilement de présider « mal » s’il préside « peu », comme dirait Anatole France.
Chacun se cramponne sur un ton maximaliste à son programme, son bilan ou ses dogmes, comme s’il avait avec lui une armada de députés.