L'Obs

LE TCHEKHOV TURC

LES HERBES SÈCHES

- SOPHIE GRASSIN

Drame turc de Nuri Bilge Ceylan (2023). Avec Deniz Celiloglu, Merve Dizdar, Musab Ekici. 3h17.

22h25 CINÉ+ CLUB

Une silhouette progresse lentement dans un paysage étouffé par la neige. Celle de Samet (Deniz Celiloglu), prof d’arts plastiques, de retour après les vacances dans le village kurde d’Anatolie où il effectue son service obligatoir­e. Samet trompe l’ennui en buvant le thé avec Kenan, son colocatair­e, dans un logement de fonction et se morfond en attendant une éventuelle mutation. Ce « trou à rats » ne le mérite pas. Il y végète depuis quatre ans : les portraits photograph­iques dont Nuri Bilge Ceylan balise son histoire en sont la preuve ; ces clichés, Samet a eu tout le temps de les prendre. Seule Sevim, une élève, donne un sens à son existence, mais avec une copine elle va l’accuser, comme Kenan d’ailleurs, d’« attitudes et de gestes déplacés », sans qu’aucun de leurs collègues, trop occupés à assurer leurs arrières, manifeste à leur égard la moindre empathie. A partir de ce moment, l’attitude de Samet se dérègle. Un personnage jusqu’alors secondaire, Nuray (Merve Dizdar, prix d’interpréta­tion au Festival de Cannes 2023), activiste amputée d’une jambe à la suite d’un attentat, prend alors toute sa place dans le récit. Entre les deux enseignant­s et elle, un triangle amoureux se forme dont Samet, jaloux de Kenan, entreprend vite de saper l’équilibre. Avec « les Herbes sèches », durée majestueus­e (plus de trois heures), cadres comme toujours somptueux, Ceylan, virtuose du plan-séquence, traite avant tout de la perte des idéaux. Bavard – mais le réalisateu­r, c’est à souligner, renouvelle sa mise en scène à chaque dialogue en changeant d’axe et de valeur de plan –, étonnant (que vient faire, ici, cette soudaine embardée brechtienn­e ?), le film culmine dans un long ping-pong verbal entre Samet et Nuray sur la nécessité de l’engagement pour elle et le repli sur l’individual­isme pour lui, antihéros aigri, manipulate­ur, ennemi des idéologies. Plongée dans une région de la Turquie où règne pauvreté morale et matérielle, méditation sur le bien, le mal et ces aléas de la vie qui abîment nos âmes incertaine­s, « les Herbes sèches » confirme que Nuri Bilge Ceylan reste bien le portraitis­te hors pair de la condition humaine.

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