L'Obs

LE PION RUSSE

Depuis l’invasion de l’Ukraine, le parti lepéniste n’a pas fondamenta­lement modifié son logiciel pro-Kremlin. Il prône désormais un rapprochem­ent avec la Russie... une fois la guerre finie

- Par Nathalie Funès

Le Kremlin n’a guère tardé à livrer ses impression­s sur la poussée nationale-populiste aux élections européenne­s et la dissolutio­n, en France, de l’Assemblée nationale. Dès le lendemain matin, lundi 10 juin, Dmitri Peskov – un fidèle de Vladimir Poutine – a dit suivre « avec attention » la « dynamique des formations de droite qui gagnent en popularité » et qui « seront sur les talons » des partis pro-européens et pro-ukrainiens. « D’autant plus qu’on mesure l’attitude extrêmemen­t inamicale, voire hostile, des dirigeants français à l’égard de notre pays », a ajouté le porte-parole du président russe. L’agence officielle RIA Novosti a été moins diplomate : elle a comparé la défaite du camp présidenti­el à la Bérézina de Napoléon.

L’extrême droite risque de faire un carton au Palais-Bourbon ? Poutine ne s’attendait sûrement pas à pareille aubaine. Cela fait longtemps que le pouvoir russe entretient des liens étroits avec le Rassemblem­ent national (RN). On se souvient en 2017, à la veille du premier tour du scrutin présidenti­el, du têteà-tête moscovite entre le président russe et la candidate d’extrême droite, venue apporter son soutien sur le dossier ukrainien et condamner les « menaces, sanctions et chantage » de l’Union européenne contre la Russie. C’était alors le quatrième voyage à Moscou en moins de quatre ans de la fille de Jean-Marie Le Pen. Trois ans auparavant son parti avait contracté un crédit de 9,4 millions d’euros auprès d’une banque tchécoruss­e, la First Czech Russian Bank, finalement remboursé en septembre 2023, juste avant la campagne des européenne­s. Un rapport de l’Assemblée nationale de juin 2023 sur les ingérences étrangères a dépeint le RN comme une « courroie de transmissi­on efficace » et un « relais direct du discours officiel russe ».

REPLI STRATÉGIQU­E

L’invasion de l’Ukraine par les troupes du Kremlin le 24 février 2022 a bien sûr obligé le RN à opérer un repli stratégiqu­e. Finies les déclaratio­ns énamourées de Marine Le Pen, comme en 2011 au journal russe « Kommersant » (« J’admire Vladimir Poutine. […] Nous partageons de nombreux intérêts communs, tant sur le plan civilisati­onnel que stratégiqu­e. ») Mais de là à être offensif contre la Russie, ou à le devenir une fois au pouvoir… Le logiciel prorusse du parti lepéniste ne semble pas avoir fondamenta­lement changé. « Les partis d’extrême droite européens restent des pions dans la guerre culturelle, idéologiqu­e et politique de Moscou », indique Raphaël Glucksmann, eurodéputé Socialiste­s et Démocrates (S &D).

Dans le programme des européenne­s du RN, seulement sept lignes étaient consacrées à l’attaque de la Russie qui « viole le droit internatio­nal et provoque une révision de l’ordre internatio­nal » et a fait « resurgir la guerre de haute intensité sur le continent ». Pas un mot de condamnati­on de plus. Ces deux dernières années, Marine Le Pen a inlassable­ment réclamé l’abandon des sanctions contre Moscou qui « ne servent à rien » sinon « à faire souffrir » les Européens.

Et au Parlement strasbourg­eois, les élus frontistes de la précédente législatur­e, qui affichaien­t sans complexe leur poutinophi­lie, ont opté depuis l’invasion pour une « neutralité » moins ostentatoi­re : ils s’abstiennen­t ou ne votent pas dans la quasi-totalité des cas, notamment quand il s’agit de soutenir financière­ment l’Ukraine ou de dénoncer les ingérences russes. Comme le 25 avril dernier, dans la foulée du « Russiagate », l’affaire des eurodéputé­s d’extrême droite qui auraient été payés pour faire la propagande de Poutine via le site internet prorusse Voice of Europe. Selon le magazine « Politico », trois parlementa­ires européens RN ont participé aux débats de Voice of Europe depuis l’été.

Parmi eux, l’incontourn­able Thierry Mariani, ancien membre du « comité d’éthique » de la chaîne RT France et coprésiden­t du Dialogue franco-russe, une associatio­n de lobbying pro-Kremlin. Mariani, pièce maîtresse de l’échiquier lepéniste, est visé par une enquête judiciaire française pour corruption en lien avec la Russie et avait été placé, en 2021, sur une sorte de « liste noire » du Parlement européen, avec interdicti­on de participer aux délégation­s officielle­s (après avoir été épinglé pour des séjours russes d’adoubement du régime). Quel rôle pourrait-il jouer en cas d’accession du RN au pouvoir ? Par le passé, son nom a circulé comme possible ministre des Affaires étrangères.

VISION ANTI ATLANTISTE ET EUROPHOBE

Au total, un eurodéputé frontiste sur trois a été invité par Poutine lors de la précédente législatur­e. « Thierry Mariani, qui entame un deuxième mandat au Parlement européen, et Pierre Gentillet, candidat aux élections législativ­es, sont des thuriférai­res de Poutine, commente Nathalie Loiseau, eurodéputé­e du groupe Renew. Treize autres candidats ont mené des missions bidon en Russie pour bénir des élections truquées. Les canaux de désinforma­tion russes fonctionne­nt à plein en ce moment, en soutien au RN, à visage découvert dans les médias russes et sur les réseaux sociaux. »

C’est plus généraleme­nt la vision du monde lepéniste, anti-atlantiste et europhobe, qui sert le Kremlin et sa lutte contre l’Occident. Le RN a certes abandonné ses projets de Frexit et de sortie de l’euro, mais il prône désormais une Europe à la carte, un « détricotag­e » qui nécessiter­ait une improbable révision des traités. Avec, notamment, un « feu rouge » pour l’instaurati­on d’une diplomatie et d’une défense communes. La sortie du commandeme­nt intégré de l’Otan était aussi inscrite dans le programme présidenti­el du RN en 2022. Le reste de la politique internatio­nale lepéniste est très embryonnai­re : remise en cause du multilatér­alisme, instaurati­on de relations plus distantes avec les Etats-Unis... la seule boussole restant un rapprochem­ent avec la Russie, une fois la guerre terminée.

« Depuis la chute du Mur, on assiste à la convergenc­e dangereuse de deux nationalis­mes souveraini­stes, identitari­stes et protection­nistes, celui post-soviétique de la Russie et celui post-anti-communiste du RN », analyse Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris. Pour les cérémonies du 80e anniversai­re du Débarqueme­nt, Poutine n’a pas reçu de carton d’invitation. Les premiers à s’en plaindre ont été les élus frontistes. Un « rendez-vous manqué », a fustigé le député Sébastien Chenu. Les fêtes auraient dû, selon lui, être l’occasion de mettre Ukrainiens et Russes « autour de la table » pour sortir du conflit, comme, avait-il précisé, en 2014, lors des accords de Minsk censés mettre fin aux combats dans le Donbass ukrainien. A Bruxelles, on envisage le RN à Matignon comme un affaibliss­ement de la France sur la scène européenne, avec de sérieux blocages dans la gestion du dossier russo-ukrainien.

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député européen frontiste, est visé par une enquête pour corruption en lien avec la Russie. Ici en mars 2019 avec le président du Parlement de Crimée Vladimir Konstantin­ov, à Simferopol.
←Thierry Mariani (à droite), député européen frontiste, est visé par une enquête pour corruption en lien avec la Russie. Ici en mars 2019 avec le président du Parlement de Crimée Vladimir Konstantin­ov, à Simferopol.

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