LE PION RUSSE
Depuis l’invasion de l’Ukraine, le parti lepéniste n’a pas fondamentalement modifié son logiciel pro-Kremlin. Il prône désormais un rapprochement avec la Russie... une fois la guerre finie
Le Kremlin n’a guère tardé à livrer ses impressions sur la poussée nationale-populiste aux élections européennes et la dissolution, en France, de l’Assemblée nationale. Dès le lendemain matin, lundi 10 juin, Dmitri Peskov – un fidèle de Vladimir Poutine – a dit suivre « avec attention » la « dynamique des formations de droite qui gagnent en popularité » et qui « seront sur les talons » des partis pro-européens et pro-ukrainiens. « D’autant plus qu’on mesure l’attitude extrêmement inamicale, voire hostile, des dirigeants français à l’égard de notre pays », a ajouté le porte-parole du président russe. L’agence officielle RIA Novosti a été moins diplomate : elle a comparé la défaite du camp présidentiel à la Bérézina de Napoléon.
L’extrême droite risque de faire un carton au Palais-Bourbon ? Poutine ne s’attendait sûrement pas à pareille aubaine. Cela fait longtemps que le pouvoir russe entretient des liens étroits avec le Rassemblement national (RN). On se souvient en 2017, à la veille du premier tour du scrutin présidentiel, du têteà-tête moscovite entre le président russe et la candidate d’extrême droite, venue apporter son soutien sur le dossier ukrainien et condamner les « menaces, sanctions et chantage » de l’Union européenne contre la Russie. C’était alors le quatrième voyage à Moscou en moins de quatre ans de la fille de Jean-Marie Le Pen. Trois ans auparavant son parti avait contracté un crédit de 9,4 millions d’euros auprès d’une banque tchécorusse, la First Czech Russian Bank, finalement remboursé en septembre 2023, juste avant la campagne des européennes. Un rapport de l’Assemblée nationale de juin 2023 sur les ingérences étrangères a dépeint le RN comme une « courroie de transmission efficace » et un « relais direct du discours officiel russe ».
REPLI STRATÉGIQUE
L’invasion de l’Ukraine par les troupes du Kremlin le 24 février 2022 a bien sûr obligé le RN à opérer un repli stratégique. Finies les déclarations énamourées de Marine Le Pen, comme en 2011 au journal russe « Kommersant » (« J’admire Vladimir Poutine. […] Nous partageons de nombreux intérêts communs, tant sur le plan civilisationnel que stratégique. ») Mais de là à être offensif contre la Russie, ou à le devenir une fois au pouvoir… Le logiciel prorusse du parti lepéniste ne semble pas avoir fondamentalement changé. « Les partis d’extrême droite européens restent des pions dans la guerre culturelle, idéologique et politique de Moscou », indique Raphaël Glucksmann, eurodéputé Socialistes et Démocrates (S &D).
Dans le programme des européennes du RN, seulement sept lignes étaient consacrées à l’attaque de la Russie qui « viole le droit international et provoque une révision de l’ordre international » et a fait « resurgir la guerre de haute intensité sur le continent ». Pas un mot de condamnation de plus. Ces deux dernières années, Marine Le Pen a inlassablement réclamé l’abandon des sanctions contre Moscou qui « ne servent à rien » sinon « à faire souffrir » les Européens.
Et au Parlement strasbourgeois, les élus frontistes de la précédente législature, qui affichaient sans complexe leur poutinophilie, ont opté depuis l’invasion pour une « neutralité » moins ostentatoire : ils s’abstiennent ou ne votent pas dans la quasi-totalité des cas, notamment quand il s’agit de soutenir financièrement l’Ukraine ou de dénoncer les ingérences russes. Comme le 25 avril dernier, dans la foulée du « Russiagate », l’affaire des eurodéputés d’extrême droite qui auraient été payés pour faire la propagande de Poutine via le site internet prorusse Voice of Europe. Selon le magazine « Politico », trois parlementaires européens RN ont participé aux débats de Voice of Europe depuis l’été.
Parmi eux, l’incontournable Thierry Mariani, ancien membre du « comité d’éthique » de la chaîne RT France et coprésident du Dialogue franco-russe, une association de lobbying pro-Kremlin. Mariani, pièce maîtresse de l’échiquier lepéniste, est visé par une enquête judiciaire française pour corruption en lien avec la Russie et avait été placé, en 2021, sur une sorte de « liste noire » du Parlement européen, avec interdiction de participer aux délégations officielles (après avoir été épinglé pour des séjours russes d’adoubement du régime). Quel rôle pourrait-il jouer en cas d’accession du RN au pouvoir ? Par le passé, son nom a circulé comme possible ministre des Affaires étrangères.
VISION ANTI ATLANTISTE ET EUROPHOBE
Au total, un eurodéputé frontiste sur trois a été invité par Poutine lors de la précédente législature. « Thierry Mariani, qui entame un deuxième mandat au Parlement européen, et Pierre Gentillet, candidat aux élections législatives, sont des thuriféraires de Poutine, commente Nathalie Loiseau, eurodéputée du groupe Renew. Treize autres candidats ont mené des missions bidon en Russie pour bénir des élections truquées. Les canaux de désinformation russes fonctionnent à plein en ce moment, en soutien au RN, à visage découvert dans les médias russes et sur les réseaux sociaux. »
C’est plus généralement la vision du monde lepéniste, anti-atlantiste et europhobe, qui sert le Kremlin et sa lutte contre l’Occident. Le RN a certes abandonné ses projets de Frexit et de sortie de l’euro, mais il prône désormais une Europe à la carte, un « détricotage » qui nécessiterait une improbable révision des traités. Avec, notamment, un « feu rouge » pour l’instauration d’une diplomatie et d’une défense communes. La sortie du commandement intégré de l’Otan était aussi inscrite dans le programme présidentiel du RN en 2022. Le reste de la politique internationale lepéniste est très embryonnaire : remise en cause du multilatéralisme, instauration de relations plus distantes avec les Etats-Unis... la seule boussole restant un rapprochement avec la Russie, une fois la guerre terminée.
« Depuis la chute du Mur, on assiste à la convergence dangereuse de deux nationalismes souverainistes, identitaristes et protectionnistes, celui post-soviétique de la Russie et celui post-anti-communiste du RN », analyse Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris. Pour les cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement, Poutine n’a pas reçu de carton d’invitation. Les premiers à s’en plaindre ont été les élus frontistes. Un « rendez-vous manqué », a fustigé le député Sébastien Chenu. Les fêtes auraient dû, selon lui, être l’occasion de mettre Ukrainiens et Russes « autour de la table » pour sortir du conflit, comme, avait-il précisé, en 2014, lors des accords de Minsk censés mettre fin aux combats dans le Donbass ukrainien. A Bruxelles, on envisage le RN à Matignon comme un affaiblissement de la France sur la scène européenne, avec de sérieux blocages dans la gestion du dossier russo-ukrainien.