L’anti-République
La République, c’est l’inévitable et vous devriez l’accepter. » Ainsi plaidait Léon Gambetta, le 5 août 1874 à l’Assemblée nationale, pour convaincre la majorité conservatrice de l’inexorable avènement d’une Constitution républicaine. Cent cinquante ans plus tard, le sens de l’Histoire aurait-il changé ? « L’anti-République » seraitelle l’inévitable ? Il ne faut en rien se fier au drapeau tricolore dont se pare le Rassemblement national, ni à « la Marseillaise » qu’il entonne. S’il remporte les législatives, ce 7 juillet, ce parti populiste et nationaliste s’inscrira en faux contre l’esprit fondateur d’un Gambetta et sapera les piliers du Palais-Bourbon. La liberté sera rognée par l’obsession sécuritaire ; l’égalité, entachée par la « préférence nationale » ; et la fraternité, laminée par une xénophobie d’Etat assumée.
Notre dossier de cette semaine (voir p. 20) a été constitué dans l’unique dessein de documenter l’enjeu historique d’une élection imposée par une dissolution hâtive aux conséquences possiblement délétères pour le pays. Jamais le régime n’a paru aussi près de se saborder. Et cela sans même qu’un péril guerrier ne l’ébranle comme en 1940 ou en 1958. La défaite, cette fois, pourrait être intérieure, comme l’effet d’une dépression collective qui couve depuis la fin des Trente Glorieuses. Une crise d’identité ? Il faut alors considérer à qui et à quoi nous avons affaire. Car il ne suffit pas de catalyser la colère du peuple pour incarner les valeurs de la République.
A force de dédiabolisation, de banalisation et d’« opération cravate », le lepénisme est passé de la fonction d’exutoire à celle d’alternative ordinaire. Il apparaît aux yeux de beaucoup comme la « solution miracle » que l’on n’a pas encore essayée. Hélas, le prétendu remède appliqué sur les plaies bien réelles de notre société ne serait d’aucun secours. Son programme économique et social est un trompe-l’oeil (voir p. 30). Soucieux d’apparaître crédible, Jordan Bardella, Premier ministre putatif, escamote les promesses les plus démagogiques de son parti. Ainsi, la retraite à 60 ans, réduite désormais à un vague dispositif pour les carrières longues. Etriqué, son projet immédiat se limite à l’abrogation de la réforme de l’assurance-chômage et à une coûteuse baisse de la TVA sur l’énergie qui profiterait d’abord aux Français les plus aisés. Pour le reste, Bardella compte se réfugier derrière un audit des finances publiques pour incriminer la gestion macroniste et passer à l’as les réformes sociales un temps vantées par Marine Le Pen.
S’il venait à gouverner, le RN enclencherait la marche arrière. A l’école, dans les médias, dans l’action pour l’égalité femmes-hommes ou les droits des LGBT… Partout où les Français attendent du progrès, son idéologie du repli ferait des ravages. Et en particulier dans l’engagement pour la transition énergétique. Ennemis d’une écologie qu’ils considèrent en bloc comme « punitive », les lepénistes s’apprêtent à torpiller tous les efforts entrepris : « Le pire ennemi du climat, c’est le nationalisme, note François Gemenne, président du conseil scientifique de la Fondation pour la Nature et l’Homme (voir p. 36). Car la lutte contre le changement climatique passe au contraire par une coopération poussée entre les nations. »
Incriminant sans cesse le bouc émissaire de l’immigration et de la population « d’origine étrangère », de culture musulmane, le RN entend remettre en question le droit du sol. Hérité de l’Ancien Régime, ce principe selon lequel un enfant né en France peut devenir français est le fondement même de notre nation, celle que le philosophe Ernest Renan définissait comme « le désir de vivre ensemble » sans référence au sang des ancêtres ou à une quelconque race. Arguant d’« une demande d’ordre des Français », un gouvernement RN aurait la haute main sur la police et justifierait toute violence commise sous l’uniforme par une nouvelle « présomption de légitime défense » opposable à la justice (voir p.28). Un risque de tensions inédites pèse donc sur le pays. L’avènement du RN au pouvoir pourrait s’apparenter à un premier acte de guerre civile. Par leur vote, les 30 juin et 7 juillet, les républicains, majoritaires depuis Gambetta, peuvent encore l’éviter.
S’il remporte les législatives, le RN s’inscrira en faux contre l’esprit fondateur d’un Gambetta et sapera les piliers du Palais-Bourbon.