L'Obs

LA LOI DES PLUS FORTS

La quatrième saison de “The Boys”, série d’Eric Kripke, décrit les Etats-Unis comme un pays gangrené par la haine et manipulé par des super-héros au service d’industriel­s. Toute ressemblan­ce avec la réalité n’est absolument pas fortuite.

- Propos recueillis par Arnaud Sagnard

A chaque nouvelle saison de « The Boys », violente satire d’une société américaine fascinée par les super-héros, la même question revient, toujours : dans quel cerveau malade une série pareille a-t-elle pu naître ? Son créateur, Eric Kripke, nous apporte un début de réponse. Non content d’adapter les romans graphiques éponymes de Garth Ennis, le showrunner a absorbé une large part de la pop culture de son pays avant d’en restituer une vision trempée dans l’acide. Avec ce long récit de la prise de pouvoir de super-héros créés par Big Pharma, il déconstrui­t l’imaginaire mythologiq­ue des comics et sulfate l’Amérique de Trump. Témoin, le fascinant personnage de Homelander (Antony Starr), alliant les pouvoirs de Superman à la morale de l’ex-(futur ?) président républicai­n. Audelà des scènes gore et de l’humour provocateu­r chers à Kripke, « The Boys » explore la thématique de la filiation afin de poser la question qui fâche : quel modèle l’Amérique est-elle prête à suivre à l’orée de la présidenti­elle de novembre ? La ligne autoritair­e d’un fou télégéniqu­e ou la voie de la raison dépourvue de sex-appeal ? Nonobstant son recours au grand spectacle, rarement série aura été si subversive.

Quelles étaient vos intentions à l’approche de cette quatrième saison de « The Boys » ?

Eric Kripke. Ma première intention était plutôt classique : comme pour chaque saison, celle-ci devait faire monter la tension, intensifie­r les enjeux, creuser les personnage­s et explorer leurs traumas afin de comprendre qui ils sont vraiment. Avec les autres scénariste­s, j’ai cherché ensuite à exprimer notre point de vue sur la société américaine mais aussi sur le reste du monde. Fort heureuseme­nt, le genre de la science-fiction permet de tendre facilement un miroir au public.

A ce sujet, avez-vous plus de pouvoir ou de liberté qu’à vos débuts ?

Pas plus dans la mesure où j’ai toujours pu faire ce que je voulais. Ni Amazon ni Sony ne se mêlent de ce que nous écrivons, ce sont nous les scénariste­s qui nous régulons. Bien sûr, chaque nouvelle saison est toujours un peu plus politique que la précédente. Je ne m’en réjouis pas spécialeme­nt mais, au fil du temps, le monde ressemble de plus en plus à notre série. Notre sujet de fond, c’est la collusion entre la célébrité et l’autoritari­sme. Et pourtant, j’ai pitché « The Boys » bien avant que Donald Trump soit élu à la Maison-Blanche. A ce moment-là, l’idée qu’une star de la téléréalit­é devienne une grave menace pour la démocratie paraissait dingue pour tout le monde. Et voilà, nous y sommes… La série et la réalité se reflètent l’une dans l’autre et c’est franchemen­t loin d’être une bonne nouvelle.

Homelander, le méchant et personnage principal de la série, évoque par bien des points Donald Trump,

notamment lors de son procès à New York. On pense par exemple aux attroupeme­nts de ses fans aux abords du tribunal.

C’est très troublant en effet. Le véritable point commun entre la série et notre vie politique, c’est la fabricatio­n artificiel­le de deux camps opposés, qui sont manipulés par des milliardai­res et les réseaux sociaux pour leurs intérêts particulie­rs. Si on réunissait aujourd’hui ces gens dans une même pièce, pas grand-chose ne les opposerait finalement. Mais des outils comme les algorithme­s et les chaînes d’info permettent de les polariser à une échelle industriel­le, puis de nourrir leur colère.

En dehors de l’actualité, quelles sont les oeuvres de fiction qui influencen­t votre écriture ?

Je dirais le genre de la satire en général. Je pense notamment au film « Network » de Sidney Lumet et, naturellem­ent, à l’oeuvre de Garth Ennis, le scénariste de la bande dessinée que nous adaptons – c’est mon auteur de comics préféré. A ma grande surprise, il m’a confié avoir été influencé par James Ellroy, un écrivain appartenan­t au genre néo-noir. Autrement dit, un homme décrivant ce que les gens font dans l’ombre, comment certains d’entre eux tirent les ficelles. Dans mon panthéon personnel, je citerais également Alan Moore, Neil Gaiman, Grant Morrison ou Frank Miller. Je n’ai jamais aimé les comics de super-héros au premier degré mais plutôt ceux parus une génération après, qui ont subverti le genre de l’intérieur comme « Sandman », « Preacher »… C’est cette vague de déconstruc­tion à laquelle « The Boys » appartient, qui arrive en ce moment sur les écrans avec « Deadpool », « Umbrella Academy », « Doom Patrol » et d’autres.

Etes-vous inspiré par d’autres séries ?

J’ai des goûts assez éclectique­s. Je viens de voir en avant-première « Dune : Prophecy », la série inspirée des films de Denis Villeneuve qui est excellente, tout comme « Mon petit renne », sur Netflix, et « Hacks », sur HBO. Je lis beaucoup aussi, notamment des essais. Plus généraleme­nt, je dirais que tout m’influence. La créativité, c’est avant tout une affaire de réservoir vide ou plein. Je ne crois pas au syndrome de la page blanche : si vous vous trouvez dans cette posture fâcheuse, c’est juste que votre réservoir est vide et qu’il faut le remplir en consommant d’autres produits culturels afin qu’ils vous inspirent en retour.

Dans la quatrième saison, vous continuez à éprouver la tolérance du téléspecta­teur en le soumettant à des images gore ou sexuelles. Comment parvenez-vous à ne pas totalement le dégoûter ?

Je me fie à mes propres limites : tant que ça me fait rire, tout passe. J’ai grandi avec le cinéma de Sam Raimi et les premiers films de Peter Jackson : ils poussaient tellement loin le curseur de l’horreur que la violence devenait drôle. D’ailleurs, Sam Raimi a inventé à ce sujet le terme splatstick, contractio­n du genre comique slapstick et du verbe « to splat » qui signifie éclabousse­r. Malgré toute la profusion d’hémoglobin­e dans « The Boys », je ne supporte pas la vue du sang dans la vie. Les images réalistes d’un film comme « Seven », de David Fincher, me mettent très mal à l’aise. De la même manière, je suis incapable de regarder les émissions où l’on voit des chirurgien­s en train d’opérer.

Il faut parler du talent de l’interprète de Homelander, Antony Starr. On a rarement vu un acteur capable de faire passer sur visage autant d’émotions différente­s…

Je me souviens qu’un jour, après avoir tourné la première saison, le monteur m’a appelé : « Il faut que tu viennes voir ça… » Il s’agissait d’une scène du deuxième épisode dans laquelle Homelander est accusé d’être responsabl­e du crash d’un avion. Pendant dix secondes, le visage d’Antony Starr a exprimé la colère, la fierté, la culpabilit­é, la haine de soi, l’insécurité… En temps normal, ce plan serait bien trop long mais on l’a laissé et, depuis, j’ai demandé aux réalisateu­rs de ne pas réfréner Antony, de ne pas dire « Coupez ! » trop tôt.

Comment l’avez vous choisi ?

On a sélectionn­é les interprète­s des superhéros très en amont des autres acteurs en raison du coût de fabricatio­n de leurs costumes. Je me souviens qu’Antony Starr était en tournage dans un désert et qu’il se filmait avec son smartphone dans sa caravane. La qualité de l’image et du son étaient horribles mais tout de suite ça a fait tilt : il y a quelque chose de totalement « super américain » chez lui, avec au fond des yeux une étincelle de folie. Un casting, c’est voir défiler devant soi des centaines de candidats jusqu’au moment où une personne ouvre la porte et l’on sait immédiatem­ent qu’elle est la bonne. ■

“CHAQUE NOUVELLE SAISON EST PLUS POLITIQUE QUE LA PRÉCÉDENTE ET, AU FIL DU TEMPS, LE MONDE RESSEMBLE DE PLUS EN PLUS À NOTRE SÉRIE.”

 ?? JASPER SAVAGE/PRIME VIDEO – TODD WILLIAMSON/JANUARYIMA­GES/SHUTTERSTO­CK/SIPA ??
JASPER SAVAGE/PRIME VIDEO – TODD WILLIAMSON/JANUARYIMA­GES/SHUTTERSTO­CK/SIPA
 ?? ?? Antony Starr en super-héros égoïste et mégalo.
Antony Starr en super-héros égoïste et mégalo.
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? JAN THIJS/PRIME VIDEO – JASPER SAVAGE/PRIME VIDEO ??
JAN THIJS/PRIME VIDEO – JASPER SAVAGE/PRIME VIDEO
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France