Jon Fosse “LE NOBEL, JE PENSAIS L’AVOIR UN JOUR OU L’AUTRE”
Dans un entretien exceptionnel, le prix Nobel de littérature 2023 parle de sa foi, de ses livres, de son théâtre. Visite au géant norvégien à deux pas de la maison où il est logé par la famille royale
C’est comme un chalet en plein Oslo, à deux pas du palais du roi Harald. La bâtisse, construite au-dessus d’une groĥe, sert depuis les années 1920 de résidence aux écrivains honorés par la monarchie norvégienne et, il y a une quinzaine d’années, Jon Fosse en a reçu les clés. Il peut ainsi gagner sans difficulté la cafète du Kunstnernes Hus, le centre culturel situé en contrebas, à une cinquantaine de mètres. Dramaturge parmi les plus joués au monde, nobélisé l’année dernière, Fosse est, à 64 ans, l’auteur d’une oeuvre si monumentale qu’il ne parvient pas à en tenir le compte exact. Elle est constituée de dizaines de pièces (« Quelqu’un va venir », 1999), de plusieurs romans (« Melancholia I », publié chez P.O.L en 1998), de textes poétiques aussi, chacun illustrant à sa manière l’insoutenable magie du silence. Contradictoire ? Tout comme Jon Fosse se raconte ici avec générosité et bienveillance, son dernier roman, la monumentale « Septologie », court sur pas moins de mille pages, en trois volumes d’une seule phrase chacun (le dernier sera publié l’année prochaine chez Christian Bourgois). Fosse y raconte la vie d’Asle, un peintre qui connaît le succès sur le tard après avoir eu du mal à imposer sa peinture non figurative, et d’Asle, son double qui, lui, sombre dans l’alcool et la déchéance. Expérience liĥéraire d’une puissance phénoménale, la « Septologie » est aussi un texte religieux (chacun des volumes se clôt sur la même prière en latin). Entrez donc au Kunstnernes Hus et écoutez Jon Fosse. C’est un géant qui vous parle.
Comment êtes-vous passé de l’écriture théâtrale à cette monumentale « Septologie » ?
J’ai écrit pour le théâtre pendant une quinzaine d’années. Mais j’étais fatigué de cette écriture. Je ne pouvais plus supporter le théâtre. Et j’ai choisi de revenir à ma langue initiale qui était celle du roman et de la poésie. Je voulais retrouver le goût de la « prose lente ». Dans un roman, on peut écrire quinze pages sur une tasse de thé, alors qu’au théâtre ça doit être beaucoup plus court. Je voulais prendre le temps, j’avais besoin de changer de vie et c’est ce que j’ai fait à maints égards. A l’époque, je vivais en Autriche, à Hainburg [près de la frontière slovaque, NDLR], avec ma femme. Elle terminait son doctorat à Bratislava et je me trouvais donc tout seul dans la journée. Il n’y avait personne autour de moi. Ce style de vie me convenait parfaitement pour le travail que je voulais entreprendre. J’ai commencé à me réveiller très tôt, à 3 ou 4 heures du matin, et à écrire entre 5 et 9. J’avais seulement cette idée en tête : laisser la phrase couler, ni plus ni moins. La « prose lente ». Mais la phrase ne s’arrêtait jamais et à la fin je me suis retrouvé avec un manuscrit de 1 500 pages, ce qui est très extrême pour moi qui ne suis ni un sprinter ni un coureur de fond. Je me situe plutôt entre les deux. Ça m’a donc surpris.
“QUAND J’ÉCRIS, JE NE FAIS JAMAIS AUCUNE RECHERCHE. JE NE PRÉPARE RIEN. JE M’ASSIEDS, J’ÉCRIS, JE REGARDE CE QUI VIENT.”
Mais qu’est-ce qui a provoqué le premier mouvement de balancier qui a entraîné la phrase unique de ce livre ?
Un voyage. Ma traductrice japonaise, qui vit à Berlin, est mariée à un professeur d’histoire de l’art. Et ils ont deux enfants dont l’une est mariée avec un descendant de Paul Claudel. Claudel avait un château dans le sud de la France et la famille Claudel continue de s’y rendre tous les étés. Après de nombreuses années, moi et ma femme avons décidé de répondre favorablement à leur invitation. C’est là que j’ai écrit le début du livre. J’ai réussi à trouver l’élan, ce qui est toujours le plus difficile. Quand j’écris, je ne fais jamais aucune recherche. Je ne prépare rien. Je m’assieds, j’écris, je regarde ce qui vient.
Vous avez commencé à écrire très jeune ?
Oui, mais je ne le montrais à personne. J’écrivais des chansons, je les chantais à des amis. J’ai publié mon premier texte dans un magazine à 18 ans. Et mon premier roman est paru quand j’en avais 20. Lorsque j’étais adolescent, je m’inspirais surtout des écrivains que j’admirais, ce qui est, j’imagine, la meilleure chose à faire. En tout cas, il me semble que c’est une chose normale dans la carrière d’un écrivain.
Certains artistes continuent d’imiter les autres même lorsqu’ils sont adultes…
Exactement, la plupart ne développent aucun style personnel. C’est pareil au théâtre. Beaucoup de metteurs en scène ne font que se copier les uns les autres. Il n’y a pas beaucoup de metteurs en scène comme Claude Régy, par exemple. Je ne parle pas français et il ne pratiquait aucune langue étrangère, mais nous communiquions très bien. Il y avait toujours un interprète pour nous aider, et nous n’avions pas besoin de nous parler tant que ça, dans le sens habituel du terme. La dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était à Budapest. Jacques Lassalle disait de lui qu’il était un « terroriste du théâtre ».
Vous avez travaillé avec Chéreau…
Patrice Chéreau a mis en scène ma pièce « Je suis le vent », qui a été la première à avoir du succès en Angleterre. Et à peu près au même moment, il a monté à Paris une autre de mes pièces, « Rêve d’automne ». Il est venu me voir à Bergen (Norvège). Nous avons passé une après-midi et une soirée très agréables ensemble. Et nous nous sommes revus plusieurs fois par la suite.
Où trouvez-vous la force d’écrire, aussi bien vos pièces minimalistes que ce roman immense en une seule phrase ?
C’est la question qui se pose à chaque fois, pour tout ce que j’écris. Car je ne prépare rien. Je me contente de m’asseoir et d’attendre. Et ce que je fais, c’est que j’écoute. C’est une métaphore, bien sûr, mais c’est la seule façon que j’aie trouvée d’expliquer mon travail : j’écoute ce que j’écris. C’est ainsi que ça se produit. J’ai l’impression que, lorsque j’écris, c’est déjà écrit. C’est prêt. Ça vient sous la plume. Ça arrive de quelque part et je n’ai qu’à l’écrire avant que ça disparaisse.
C’est un processus qui n’est pas de l’ordre du rationnel.
C’est l’idée que l’oeuvre est écrite avant que je l’écrive. Dans le monde catholique, il y a des choses qui appartiennent au visible, d’autres à l’invisible. Pour moi, l’écriture fait assurément partie du monde invisible. Mais j’en parle peu, car il y a toujours cette crainte que si j’en parle trop, cet aspect fascinant, séduisant de l’écriture tende à disparaître. Ecrire deviendrait un acte ennuyeux si j’en connaissais les tenants et les aboutissants, c’est pourquoi je préfère m’en tenir là. C’est comme un voyage dans l’inconnu.
C’est un dangereux voyage ?
Sans doute. Surtout si vous avez l’esprit fragile…
Vous pouvez perdre la raison ?
Oui. Vous perdre dans les cercles de la fiction. Par chance, ça ne m’est jamais arrivé. Si je me sens fragile, je n’écris pas. C’est aussi simple que ça.
Vous pressentiez que vous alliez avoir le prix Nobel cette année ?
Je n’en étais pas sûr. Je pensais l’avoir un jour ou l’autre. Depuis dix ans, les journaux en parlaient, mais un des membres du comité m’a avoué que j’étais sur les listes depuis vingt ans. A l’époque, c’était seulement pour mes pièces, bien sûr.
Pourquoi ont-ils attendu si longtemps ?
Aucune idée. J’étais peut-être controversé. Je sais de la même source que l’année où Annie Ernaux l’a eu, j’étais également pressenti. Je pense qu’ils lisent les textes d’un candidat pendant des années avant de se décider.
Annie Ernaux est aussi une écrivaine minimaliste, dans un sens…
Oui. Je l’ai lue et elle m’a semblé si extrême dans son refus de l’écriture littéraire que ça devient de la littérature, si vous me comprenez. J’aime ses livres.
De quelle manière écrivez-vous ?
La « Septologie », je l’ai écrite à l’ordinateur, sur mon Mac. Je suis un utilisateur de Mac depuis la première heure. J’ai gardé mes vieux ordinateurs. La plupart marchent encore, et on peut s’en servir à condition de ne pas essayer de se connecter à Internet. Le Mac que j’utilise a une dizaine d’années. Au tout début, chaque nouvel appareil présentait des améliorations fantastiques, l’écran couleur, la vitesse de fonctionnement, etc. Mais depuis une dizaine d’années, j’ai l’impression que la machine a atteint son stade de perfection ultime, et il n’y a plus d’amélioration notable pour les écrivains.
Il y a tout de même l’intelligence artificielle…
Oui. Pour la traduction notamment, c’est stupéfiant. Mais si je demande à l’intelligence artificielle d’écrire comme moi, on est dans le non-sens intégral. Ça ne prend en compte ni le style ni la voix d’un écrivain. C’est complètement nul de ce point de vue.
Mais n’êtes-vous pas consterné par ce que la technologie moderne a rendu possible au travers des réseaux sociaux, la superficialité, le discours sans objet, la perte de sens et de nuances ?
Je n’utilise personnellement aucun réseau social. Au tout début de Facebook, je me suis enregistré et le
Bio express
Né en 1959 en Norvège, Jon Fosse est l’auteur de nombreuses pièces de théâtre, de romans et de textes poétiques. Il est le plus joué des auteurs norvégiens après Ibsen. Il a reçu de nombreux prix dont le prix Ibsen (en 1996) et il a été décoré de l’Ordre du Mérite français en 2003. soir même, j’avais une quinzaine de messages de personnes que j’avais connues vingt ans auparavant. Je ne voulais pas de ça. J’ai supprimé mon compte immédiatement et je n’ai jamais changé d’avis. En revanche, j’utilise beaucoup l’e-mail et l’application Messages de mon iPhone. Mon agent filtre les demandes mais j’en reçois malgré tout beaucoup, et des lettres diverses. J’essaie de répondre pour être poli. Même si c’est non, je veux quand même répondre. Mais si le flux continue à être aussi énorme, je serai peut-être obligé de tout jeter. Je ne pourrai pas continuer.
Est-ce que cette pression sur les Nobel en général, et sur vous en particulier, ne vient pas du fait que les gens sont précisément à la recherche de plus de sens, de profondeur ?
Oui, sans doute. J’ai reçu plusieurs lettres de lecteurs qui me disaient que mes livres les avaient dissuadés de se suicider. Ça m’a fortement impressionné. J’ai beaucoup écrit sur le thème du suicide. Et je me suis rendu compte que ce que j’avais écrit pouvait constituer une sorte de remède pour y échapper.
Vous y avez vous-même songé ?
Non. Je n’ai pas de tendances suicidaires.
A la fin de votre discours, lors de la remise du Nobel à Stockholm, vous avez remercié Dieu. Pourquoi ?
C’est ce que je voulais dire. Je suis croyant. On peut être matérialiste, ou on peut estimer qu’il y a une autre dimension. Si vous me demandez ce qu’est Dieu, je ne pourrai pas vous répondre. Mais je me sens à la fois proche de lui, et éloigné de lui. Par ailleurs, j’aime bien provoquer. C’était une provocation.
“J’AI REÇU PLUSIEURS LETTRES DE LECTEURS QUI ME DISAIENT QUE MES LIVRES LES AVAIENT DISSUADÉS DE SE SUICIDER. ÇA M’A FORTEMENT IMPRESSIONNÉ.”
Mais vous intégrez aussi des prières en latin dans votre livre…
Oui. Je l’ai écrit comme ça. Je ne pense pas au lecteur quand j’écris, qu’il soit croyant ou non. Je ne pense à aucun lecteur. Quand j’étais jeune, on m’avait demandé : « Pour qui écrivez-vous ? » Et j’avais répondu : « Pour Dieu. » Et le journal local avait titré : « Fosse écrit pour Dieu ». [Rires.] Pour moi, cette réalité existe. Je ne peux pas la définir, mais elle est là. Elle est présente.
Vous allez à l’église ?
Oui. Je prie. Mais je suis une sorte d’hérétique dans ma manière de penser, ça ne fait pas de doute. Si on écrit dans les règles de la croyance catholique, ou marxiste, on écrit mal. C’est autre chose d’être poète.
Vous dites que, quand vous écrivez, vous laissez la phrase venir. Que se passerait-il si la phrase, un jour, ne venait plus ? Ce serait l’arrêt, le silence ?
Pour moi, l’écriture est un don. Si ça s’arrêtait, je serais heureux pour ce que j’ai écrit. Je serais reconnaissant. Mais en même temps, je ressens le besoin d’écrire. Si je n’arrivais plus à écrire de la littérature, je pourrais mettre à profit mon expérience dans la traduction. Ce que je fais déjà, d’ailleurs, entre deux livres. Je dois faire des pauses, sinon ce que j’écris devient mauvais. J’ai traduit des tragédies grecques. J’ai traduit « le Procès » de Kafka, je pense traduire « le Château ». Et je me suis remis à écrire des pièces, après quinze ans, dont l’une s’appelle « Vent fort ». Et j’ai écrit encore d’autres textes en prose.
Vous n’arrêtez jamais…
Non, quand j’y pense, ces dix dernières années ont été les meilleures de ma vie d’écrivain.