APRÈS LA DISSOLUTION… LA CRISE DE REGIME
La décision de convoquer des élections législatives anticipées risque de virer à la bérézina pour le camp présidentiel. Et offre une occasion inespérée au Rassemblement national de gouverner. Un danger pour la République
Aquoi reconnaît-on une crise de régime ? A ce que le pronostic vital d’un système politique tout entier est engagé. Nous y sommes. En annonçant, à la surprise générale, une dissolution de l’Assemblée nationale après une cuisante défaite de son parti aux élections européennes, Emmanuel Macron a préféré hâter le cours des événements plutôt que de les subir. Pour ne pas risquer de voir tomber son gouvernement à l’occasion du débat budgétaire de l’automne prochain, il actionne, dès le début de l’été, l’arme de désencerclement conçue par le général de Gaulle pour sortir de l’impasse parlementaire. Cette décision qu’il a qualifiée lui-même de « lourde » et de « grave » est aussi, à ce jour, la plus discutable – et sans doute la plus désastreuse – qu’il ait jamais prise en sept années de pouvoir. En imposant une élection hâtive dans le plus court des calendriers, Emmanuel Macron sacrifie ses troupes désemparées, plonge le pays dans la plus grande incertitude, et impose à la République une expérience politique toxique.
Sur le papier, l’option de « redonner la parole au peuple » est l’expression même de la démocratie. Le Rassemblement national dont la candidate s’est qualifiée au second tour lors des deux dernières élections présidentielles est devenu le premier parti de France. Les Français souhaitent-ils vraiment qu’il gouverne ? A eux d’en décider par les urnes, soutient en substance le président qui se présente plus que jamais comme l’unique et ultime recours. Car le corollaire de cet « appel au peuple » est évidemment que les républicains de tous bords qui veulent à tout prix éviter de voir l’extrême droite conquérir le pouvoir se rallient à son panache. Lui ou le chaos. Cet ultime chantage risque d’être refusé en bloc.
Cette dissolution est sans précédent. Il ne s’agit pas d’accorder une majorité parlementaire à un président nouvellement élu comme ce
fut le cas pour Mitterrand en 1981 et 1988. Après sept ans d’un pouvoir usant, le parti présidentiel, envoyé au casse-pipe, n’a en réalité aucune chance de remporter les législatives. Compte tenu de l’état de l’opinion, il devrait perdre la moitié de ses sièges à l’Assemblée. Cette bérézina annoncée distingue aussi la dissolution macronienne du précédent gaullien de juin 1968. A l’époque, les Français lassés des barricades et des grèves avaient expédié au Palais-Bourbon une armada de députés gaullistes.
COUP DE POKER
Dans trois semaines, au contraire, la vague anti-Macron menace de submerger un pouvoir qui semble ignorer son impopularité. Reste le cas de la dissolution chiraquienne de 1997 : conçue pour relancer un président confronté à la résistance sociale, le coup de poker avait propulsé la gauche plurielle en majorité à l’Assemblée et Jospin à Matignon pour une cohabitation de cinq ans.
Une cohabitation, c’est précisément le scénario que privilégie le RN afin de faire enfin ses preuves à la tête d’un gouvernement. Au lendemain des élections législatives de juin 2022 qui avaient vu Renaissance échouer à s’assurer une majorité absolue et la formation d’extrême droite rafler 89 sièges à l’Assemblée nationale, Marine Le Pen a désigné Jordan Bardella comme Premier ministre putatif en cas de législatives anticipées pour se préserver en vue d’une quatrième candidature présidentielle en 2027. Triomphant aux européennes, le jeune président du RN n’a donc pas manqué de réclamer une dissolution de l’Assemblée nationale… Divine surprise ! Emmanuel Macron l’a exaucé alors même qu’il s’était justement engagé à ne pas interpréter les résultats du scrutin européen sur un plan national.
Seule formation d’opposition à disposer d’un prétendant pour Matignon, le RN est conforté dans sa prétention à l’alternance. Peut-il espérer disposer d’une majorité absolue le 7 juillet prochain ? Emmanuel Macron escompte bien sûr qu’il échouera à franchir cet ultime seuil. Et continue de rêver à un gouvernement d’union nationale pour le tenir en respect. Mais quels responsables politiques républicains pourraient bien se dévouer pour participer à un tel rassemblement ? Toutes les oppositions partagent la même obsession : en finir avec le macronisme. S’il dispose d’une majorité le 7 juillet, le RN devrait être appelé à former un gouvernement. Dans cette optique, le parti lepéniste envisage une alliance avec Les Républicains. L’exercice du pouvoir s’annonce pourtant périlleux : l’alliance des droites aurait à affronter la crise de la dette française et les restrictions budgétaires qu’elle pourrait imposer. Déjà, les taux d’intérêt consentis à la France ont bondi à l’annonce de la dissolution…
PACTE MÉPHISTOPHÉLIQUE
L’Elysée prend le pari cynique que les électeurs du Rassemblement national qui entendent « essayer » le seul parti qui n’a jamais gouverné seront vite déçus. Marine Le Pen a bien sûr flairé le piège. Elle présente l’hypothétique cohabitation comme un « exercice sous contrainte » dans le cadre d’une Constitution qui garantit des pouvoirs spéciaux au président en matière de défense et de politique étrangère. Entendez par là que le RN serait en partie empêché et que l’objectif ultime, à plus ou moins brève échéance, demeure l’élection présidentielle. Après Bardella à Matignon, Le Pen à l’Elysée ?
Face à cette funeste perspective, les partis de gauche et les écologistes qui se sont écharpés lors des élections européennes proposent un « nouveau front populaire ». Objectif : un seul candidat de gauche par circonscription pour « offrir une alternative à Macron » et « contrer la politique raciste de l’extrême droite ».
La référence historique à l’antifascisme est parée d’un discours volontariste : les signataires, s’ils l’emportent, disent vouloir appliquer un « programme de rupture » en cent jours. Reste à désigner un chef de file. Fédérateur, François Ruffin fait figure de « capitaine ». Tandis que Mélenchon se réserve pour l’Elysée ? Marginalisés, les sociaux-démocrates du PS qui viennent de marquer des points grâce à la liste menée par Raphaël Glucksmann (près de 14 % aux européennes) continuent de douter dans leur for intérieur de ce pacte qu’ils considèrent comme méphistophélique. Le Front populaire n’est pas aussi complet que celui de 1936 : piloté par les socialistes de Léon Blum, il s’étendait des communistes aux radicaux… Si l’actuel rapprochement stratégique peut parvenir à sauver l’essentiel des 151 sièges conquis en 2022, il ne semble donc guère en mesure d’obtenir la majorité : pour l’heure les catégories populaires plébiscitent le RN.
Pris en tenaille entre un bloc de gauche et un bloc de droite, les candidats macronistes semblent condamnés à disparaître de la plupart des seconds tours. Front populaire contre Rassemblement national : en 2022, plus de la moitié des duels avaient tourné à l’avantage de l’extrême droite. Si les deux forces s’équilibrent, l’Assemblée du 7 juillet pourrait se dessiner sans majorité absolue. L’ultime étape dans une France devenue ingouvernable ? Une démission d’Emmanuel Macron que l’immense majorité des Français jugeront responsable de l’incurie ? Le président l’exclut mais souvent président varie... Et Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen en rêvent déjà secrètement. L’expérience du macronisme, censé dépasser les clivages partisans pour mieux réformer, pourrait déboucher alors sur un affrontement radical, lors d’une présidentielle anticipée. La crise de régime ne fait que commencer.