L'Obs

TOLÉRANCE ZÉRO

Dans “Des cris dans le stade, enquête sur le racisme dans le football”, Mohamed Bouhafsi dresse un état des lieux saisissant d’un milieu où les discrimina­tions ne cessent de se multiplier.

- Propos recueillis par Nebia Bendjebbou­r

Comme votre film le documente, les épisodes à caractère raciste sont légion dans le football français depuis des années. Quel événement particulie­r vous a incité à lancer cette enquête ?

Mohamed Bouhafsi. C’est une petite phrase prononcée par un joueur de l’équipe de France, qui m’a profondéme­nt touché : « Quand je fais des grands matchs, je suis un Français. Quand je suis moins bon ou quand je prends un carton rouge, je suis le Noir, le joueur étranger. » Notre enquête montre les ressorts de l’humiliatio­n, de la haine, de la colère sur une trentaine d’années. Elle m’apparaît plus que nécessaire au vu des incidents qui surviennen­t tous les week-ends sur les terrains amateurs. Nous nous basons sur des faits, des chiffres, des témoignage­s. Au fond, ce n’est pas un documentai­re sur le football mais sur un phénomène plus large qui touche la société tout entière. Quand plus de 25 % de gens votent pour les extrêmes en France, on ne peut pas demander à ce sport de guérir tous les maux ni d’être irréprocha­ble. Il n’empêche que le racisme doit être absolument combattu dans les stades. Il faut protéger cet espace : certes, c’est un grand défouloir, mais c’est aussi le lieu où toutes sortes de population­s se réunissent et s’expriment.

Vous exhumez une archive hallucinan­te de 1988, un reportage de Pascal Praud dans « Téléfoot » sur les joueurs noirs du FC Nantes qui véhicule d’ineptes préjugés…

A cette époque, le racisme était banal, voire normal. J’ai contacté les joueurs filmés à l’époque par Pascal Praud [certains d’entre eux, un masque blanc sur le visage, sont mis en scène descendant d’un arbre, NDLR]. L’un d’eux, Antoine Kombouaré, ne veut plus en parler, il refuse qu’on le résume à cette sinistre séquence. Un autre joueur m’a dit qu’il se sentait toujours humilié mais qu’il ne voulait pas remettre une pièce dans la machine en évoquant ces images. Quant à Pascal Praud, il dit regretter aujourd’hui de les avoir tournées. Lilian Thuram [photo en une de « Libération »] explique qu’elles sont à l’origine de son militantis­me, qui s’est surtout renforcé par la suite avec l’épisode des bananes jetées par des supporters marseillai­s au gardien de but camerounai­s Joseph-Antoine Bell lors d’un match OM-Bordeaux en 1990. Pour les anciens comme pour les joueurs actuels, le sujet est incroyable­ment douloureux, car même les plus optimistes disent que ce combat ne peut pas être gagné. Samuel Umtiti est convaincu que son « fils connaîtra encore le racisme ». C’est pour cela qu’il faut parler et ne rien laisser passer.

Vous a-t-il été difficile d’obtenir le témoignage des joueurs ?

Oui, j’ai eu beaucoup de mal à convaincre les membres de l’actuelle équipe de France de parler, tout comme les dirigeants de clubs. Les joueurs d’origine maghrébine ont refusé de s’exprimer, pourtant le racisme anti-musulman, anti-maghrébin, ne peut pas être nié. Mais c’est pour eux un sujet tabou. Il m’a fallu six mois pour parvenir à convaincre Basile Boli. Il s’est effondré en disant avoir « mis trente ans pour en parler ». Ça a été une libération pour lui de prendre la parole, tout comme pour Luc Sonor [conspué par l’un de ses propres supporters en raison de sa couleur de peau lorsqu’il évoluait au FC Metz].

“LA JUSTICE FRANÇAISE MANQUE CRUELLEMEN­T DE MOYENS, OR C’EST LA SEULE AUTORITÉ CAPABLE D’ÉLOIGNER LES RACISTES DES LIEUX DÉDIÉS AU FOOTBALL.”

Tous ressentent encore le poids de cette haine. Quant à Robin Leproux, l’ex-président du PSG, il ne s’était encore jamais exprimé publiqueme­nt sur le plan qu’il avait mis en place en 2010 pour pacifier les tribunes du Parc des Princes.

Vous montrez Olivier Létang, président du club de Lille, pour le moins embarrassé lorsqu’il évoque son impuissanc­e à exclure certains groupes d’ultras, ouvertemen­t d’extrême droite…

Après avoir vu la photo d’un supporter avec une Totenkopf [littéralem­ent « tête de mort », en allemand, et symbole de certaines unités SS pendant la Seconde Guerre mondiale], il a demandé une enquête au club. C’est le seul président à avoir eu le courage de parler. Il explique bien que les clubs, souvent locataires du stade où évolue leur équipe, n’ont pas l’arsenal judiciaire pour en interdire l’accès à vie à un supporter comme peuvent le faire les Italiens ou les Anglais. La justice française manque cruellemen­t de moyens, or c’est la seule autorité capable d’éloigner les racistes des lieux dédiés au football.

Vous dites que la suspension, en décembre 2020, du match PSGIstanbu­l Basaksehir, après que les joueurs ont quitté le terrain à la suite de propos racistes, a marqué un tournant. Pourtant cela n’a pas entraîné de mouvement de même ampleur…

Cela a bel et bien été un moment décisif car pour la première fois l’UEFA, qui est un modèle de couardise malgré ses belles campagnes contre le racisme, a dû plier. Elle ne voulait pourtant pas suspendre le match. Les joueurs ont compris qu’ils pouvaient décider du sort d’une rencontre et être acteurs de leur destin et, depuis, ils s’y emploient concrèteme­nt. Prenez Mike Maignan, le gardien des Bleus : lors du match Udinese-AC Milan, en janvier dernier, il a été victime de cris racistes. En réaction, il a quitté le terrain avec ses coéquipier­s et le match a été interrompu pendant dix minutes. Plusieurs de ses agresseurs ont été identifiés et sanctionné­s.

Est-ce difficile de s’appeler Mohamed Bouhafsi dans le milieu très conservate­ur du journalism­e sportif ?

J’ai la chance d’avoir très peu subi le racisme dans ma vie. Une fois au collège, et l’autre, avec un dirigeant de radio qui, à la fin de mon stage, m’a dit : « Je veux bien te recruter, mais le problème, c’est ton prénom, Mohamed. Momo, ça m’évoque le vendeur de Vache qui rit dans une épicerie de quartier. Tu ferais mieux de prendre un pseudonyme. » Ça m’a forgé. Dix mois plus tard, moi, Mohamed, j’étais à RMC. ■

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Le journalist­e Mohamed Bouhafsi.
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