L'Obs

“Le droit a des effets à long terme”

Alors que les massacres se poursuiven­t, les juridictio­ns internatio­nales sont sollicitée­s de toute part. Que peuventell­es vraiment ? Explicatio­ns de l’avocat franco-britanniqu­e Philippe Sands

- Propos recueillis par Julie Clarini et Pascal Riché

On retrouve Philippe Sands en transit, dans un taxi entre deux gares parisienne­s. L’avocat franco-britanniqu­e semble courir après les trains comme après les affaires judiciaire­s qui le passionnen­t. Ce spécialist­e du droit internatio­nal est un fin connaisseu­r des notions qui occupent tragiqueme­nt l’actualité comme celles de « crime contre l’humanité » ou de « génocide ». Dans sa magistrale enquête « Retour à Lemberg », parue aux éditions Albin Michel en 2017, il était question de la Shoah, de son grand-père et des inventeurs de ces deux catégories. Une adaptation en BD – fort réussie – de ce récit (1) vient de sortir chez Delcourt.

Vous êtes l’avocat de la Palestine. Quel est votre rôle exact ?

Je suis conseil pour la Palestine dans une affaire importante qui concerne le conflit israélo-palestinie­n. La Cour internatio­nale de Justice (CIJ) va bientôt se prononcer pour la première fois sur la légalité de l’occupation. Sa décision, que nous attendons dans les semaines qui viennent, pourrait avoir des conséquenc­es cruciales. Les annonces de reconnaiss­ance de la Palestine par l’Espagne, l’Irlande ou la Norvège sont à comprendre dans ce contexte : la Cour n’a pas compétence pour dire que la Palestine est un Etat au sens du droit internatio­nal, mais elle peut affirmer qu’elle remplit toutes les conditions pour être déclarée comme tel.

Quelles peuvent être les conséquenc­es d’une reconnaiss­ance de la Palestine par les pays occidentau­x ?

Elles sont diplomatiq­ues, politiques et juridiques : elles peuvent renforcer la pression exercée sur Israël et accentuer son isolement. Mais le droit peut aussi avoir des conséquenc­es à long terme. La reconnaiss­ance d’un droit donne une légitimité, qui peut changer des situations du tout au tout.

La France s’abstient de reconnaîtr­e la Palestine parce qu’elle espère jouer un jour un rôle d’intermédia­ire impartial dans d’éventuelle­s négociatio­ns entre Israéliens et Palestinie­ns…

Très franchemen­t, il ne sert à rien de se préparer à jouer un rôle dans de futurs pourparler­s. Des négociatio­ns, il n’y en aura pas de sitôt. Surtout avec le gouverneme­nt israélien actuel.

Faute de négociatio­ns, vous misez sur le droit. Mais au Proche-Orient, le droit internatio­nal n’existe pas en ce moment…

Des procédures sont en cours, comme celle que j’ai mentionnée, qui auront des conséquenc­es. Un exemple : en 2004, la CIJ a donné un avis consultati­f sur la légalité du mur [la clôture de sécurité érigée le long de la « ligne verte », NDLR]. Elle a constaté que c’était un dispositif contraire au droit. Suite à cette décision, la Cour de Justice de l’Union européenne a imposé l’étiquetage des produits israéliens fabriqués ou cultivés dans les territoire­s occupés situés derrière ce mur. Ce sont des petits pas, mais à un moment donné, les choses vont changer. Concernant le rôle du droit, je suis donc plutôt optimiste, mais à très long terme. Quand j’étais un jeune chercheur à l’université de Cambridge dans les années 1980, un collègue, grand professeur d’histoire du droit, commentait un de mes sujets d’études ainsi : « Ah oui, on a eu un problème similaire en droit anglais en 1472, qu’on a réglé 260 ans plus tard… » On est aujourd’hui au Moyen Age du droit internatio­nal. Notre système moderne a été fondé en 1945, il est encore balbutiant.

L’Afrique du Sud a déposé un recours devant la CIJ. A-t-elle eu raison de choisir de poursuivre Israël pour « génocide » ?

La CIJ, à la différence de la CPI (Cour pénale internatio­nale), n’a pas compétence convention­nelle sur les crimes de guerre ou les crimes contre l’huma

nité. Le seul moyen d’agir, pour l’Afrique du Sud, était donc de soulever la question du génocide. La situation est juridiquem­ent très intéressan­te : d’un côté, la CIJ est saisie dans une affaire de génocide ; de l’autre, le procureur de la CPI se refuse à demander un mandat d’arrêt pour génocide. Il en a donc demandé un, mais pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Justement, quelles peuvent être les suites de ce mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahou lancé par le procureur de la CPI, Karim Khan ?

Ce mandat d’arrêt doit être avalisé par une formation de trois juges. Dans le cas de Poutine, cela a mis moins d’un mois : la demande a été formulée le 22 février 2023, et le mandat, émis le 17 mars. Si un mandat d’arrêt est délivré contre Netanyahou, chacun des 124 Etats parties au Statut de Rome de la CPI sera dans l’obligation de l’arrêter s’il pénètre sur son territoire.

Etait-ce le bon moment de faire ces demandes ?

Je ne me prononce pas, mais la question peut se poser. Lorsque le procureur avait inculpé Poutine, on a assisté à un énorme backlash en Russie, les Russes prenant cette initiative comme une atteinte à leur pays. On constate le même effet en Israël.

La justice pénale internatio­nale a longtemps été critiquée par les pays du « Sud global », qui considérai­ent qu’elle était systématiq­uement tournée contre eux, jamais contre les pays industrial­isés. En saisissant la CIJ, l’Afrique du Sud donne-t-elle le signal d’un changement de comporteme­nt des pays du Sud ?

Dans le système de 1945, les quatre crimes listés (crime de guerre, crime d’agression, crime contre l’humanité, génocide) ont été répertorié­s par l’Occident, avec le soutien de l’Union soviétique. Mais avec l’affaire Chagos (2), dont je me suis occupé [un archipel de l’île Maurice occupé par le Royaume-Uni], avec le recours de l’Afrique du Sud, avec la demande de mandat d’arrêt à la CPI, on assiste à une utilisatio­n du système contre ceux qui l’ont créé. A cela, les pays occidentau­x réagissent de façons différente­s. La France a soutenu l’initiative du procureur de la CPI, ce qui n’est pas le cas de la Grande-Bretagne. Mais, bien sûr, si la France était visée elle-même, pour un crime au Mali ou ailleurs, je ne sais pas comment elle réagirait ! Comme je l’ai montré dans « Retour à Lemberg », le crime de génocide (qui vise la protection des groupes) a été inventé au même moment que le crime contre l’humanité (qui vise la protection des individus). Beaucoup de gens pensent que le crime de génocide est plus grave, alors qu’ils sont au même niveau.

Parce qu’il est lié à la Shoah ?

Oui, mais ce que les gens oublient, c’est que le tribunal de Nuremberg n’a pas dit que ce qui s’est passé entre 1939 et 1945 était un génocide [les accusés ont été reconnus coupables de « crimes contre la paix », de « crimes de guerre » et/ou de « crimes contre l’humanité »]. Pour moi, si le mot évoque l’horreur, c’est parce que, par instinct, les êtres humains considèren­t que la protection des groupes est plus importante que la protection des individus. Mais cette obsession avec ce terme de génocide n’est pas une bonne chose. Les juges vont craindre qu’à chaque guerre il y ait une action pour génocide et ils ne veulent pas ouvrir cette porte. Mes amis en Ukraine veulent aussi que je dise que ce qui se passe relève du génocide, ce que je ne fais pas, car devant les tribunaux internatio­naux, c’est très difficile à prouver. A la différence des autres crimes, il faut démontrer une intentionn­alité spéciale et particuliè­re.

Dans l’action introduite par l’Afrique du Sud contre Israël, vous craignez donc un non-lieu ?

Qui sait ? Etant conseil dans de nombreuses affaires

devant la Cour, j’ai appris à ne pas faire de commentair­es ! Je constate simplement qu’il n’y a pas eu un seul cas, jusque-là, où la CIJ a jugé un Etat responsabl­e de génocide. Dans l’affaire lancée par l’Afrique du Sud, il n’y aura pas de jugement sur le fond avant cinq ans au moins…

Vous enseignez aux Etats-Unis, comment cela se passe-t-il ?

J’enseigne là-bas depuis 1984 chaque année, je n’ai jamais eu un cours comme celui que j’ai eu à Harvard en mars et avril derniers. Il y avait des Palestinie­ns, des musulmans, des juifs, des Israéliens, on était une quarantain­e, et je suis très fier d’eux : pendant douze séminaires sur la question du crime de génocide, il y a eu des moments complexes et difficiles mais on est tout le temps restés sur le fond. Ce n’était pas donné… C’était intense.

Pour vos étudiants, vous devez être difficile à classer : à la fois juif…

… Et conseil pour la Palestine ! Et favorable au droit pour Israël d’exister sans être attaqué… On ne peut pas facilement me mettre dans une case. Je suis du côté de tous les innocents qui subissent les horreurs perpétrées par les autres, des enfants israéliens qui dansaient le matin du 7 octobre comme des enfants palestinie­ns de Gaza.

Que pensez-vous de l’atmosphère sur les campus américains ?

Quand on a 20 ans, c’est normal de militer. Quels en sont les effets ? C’est la question qu’il faut se poser. Aux Etats-Unis, ça fait le jeu de Trump. Biden va perdre des voix, comme le Parti travaillis­te, au Royaume-Uni, va avoir des problèmes dans certaines circonscri­ptions aux législativ­es du 4 juillet.

Après l’Irak, la Syrie, l’Ukraine, Gaza… Le droit internatio­nal reculet-il au profit de la force brute ?

Non. Les cours internatio­nales n’ont jamais été plus investies qu’aujourd’hui, et dans de grandes affaires : Chagos, Palestine, Russie-Ukraine ou encore celle concernant les « obligation­s des Etats en matière de changement climatique », où 91 pays sont impliqués. On ne peut pas dire que le droit internatio­nal soit en train de mourir au moment où la moitié du monde est partie prenante dans une affaire ! Quelque chose se passe. Mais il y a une certaine ironie : quand les institutio­ns politiques et diplomatiq­ues ne marchent pas, on se tourne vers les tribunaux internatio­naux. Et on leur demande d’agir à la place des Etats. Mais que peut faire un juge ? Ce n’est pas lui qui va arrêter la guerre. Il peut simplement définir les limites de la légalité. Et cela peut avoir des conséquenc­es politiques. Dans l’affaire des îles Chagos, le Royaume-Uni, trois ans après l’avis de la CIJ, a accepté de négocier.

Vous avez participé à un panel pour essayer d’introduire un cinquième pilier à la CPI : l’écocide. Où en est-on ?

Cela viendra, j’en suis sûr. Pas dans les prochaines années car certains sont contre – y compris le procureur de la CPI actuel. Pourtant, ce qui valait en 1945 n’est plus adapté : il faut être plus « écocentris­te » et moins anthropoce­ntriste dans le droit internatio­nal. Le changement climatique est de loin l’affaire la plus grave de ce siècle.

(1) « Retour à Lemberg », par Philippe Sands, Jean-Christophe

Camus et Christophe Picaud, Delcourt, 304 p., 34,95 euros.

(2) Philippe Sands fait le récit de cette affaire dans « la Dernière

Colonie » (Albin Michel, 2022).

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(à dr.), le 24 mai à La Haye.
← Audience de la CIJ, saisie par l’Afrique du Sud sur la situation à Rafah, en présence de l’ambassadeu­r sud-africain Vusimuzi Madonsela (à g.) et de la délégation israélienn­e (à dr.), le 24 mai à La Haye.
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→ Benyamin Netanyahou, à Jérusalem, le 12 mai. Le Premier ministre israélien fait l’objet d’un mandat d’arrêt requis par le procureur de la CPI Karim Khan.
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Juriste internatio­nal francobrit­annique, Philippe Sands est également professeur de droit à l’University College de Londres. Il est l’auteur de deux enquêtes fascinante­s, « Retour à Lemberg » (2017), traduit dans plus de 20 langues, et « la Filière » (2020), publiées aux éditions Albin Michel.
Bio express Juriste internatio­nal francobrit­annique, Philippe Sands est également professeur de droit à l’University College de Londres. Il est l’auteur de deux enquêtes fascinante­s, « Retour à Lemberg » (2017), traduit dans plus de 20 langues, et « la Filière » (2020), publiées aux éditions Albin Michel.
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