Chroniques d’un sériephile repenti
Vide à la demande. Critiques des séries, par Bertrand Cochard, L’Echappée, 176 p., 17 euros.
Il est réjouissant de voir un chercheur, qui pourrait se satisfaire de lauriers déjà glanés et rester dans les clous, oeuvrer paisiblement à contre-courant. Agrégé de philosophie et professeur à Nice, Bertrand Cochard a pris pour sujet d’étude les séries. Quiconque s’est retrouvé tard dans la nuit à cliquer compulsivement sait bien que quelque chose nous a dépassés, nous dépasse, et nous dépassera dans cette affaire. Pour donner la parole au petit Jiminy Cricket qui s’agite et proteste dans un coin de notre esprit, ce « sériephile repenti » a donc écrit un livre. En spécialiste de Guy Debord, en observateur affûté d’une société du spectacle empreinte d’une malignité grandissante, ce chercheur oppose une pensée solide, souvent étonnante, au discours marketing ambiant – avoir toujours en tête que les firmes dépensent des millions en publicité, communication et trafic d’influence pour gagner des milliards. Des intellectuels ont beau vous expliquer que les séries, c’est génial (irréfutable) et qu’elles seraient l’équivalent des feuilletons littéraires et populaires du xixe siècle (sic), Bertrand Cochard y voit surtout un antidote paradoxal à cette douleur épidémique qu’est la dépression ; paradoxal, dit-il, car un autre mal chemine: l’emprise des multinationales du jeu qui colonisent et rythment notre existence désormais, au détriment de la famille, de la lecture et du sommeil (entre autres). Lui voudrait mettre en circulation des concepts, « capital chronométrique » et autre « technococon », susceptibles d’empêcher la pensée d’être « un simple bavardage ». Il fait porte ouverte sur les cuisines de l’industrie, cette fabrique de la dépendance avec les « captologues » habiles, sans cesse « innovants » sur le marché planétaire de l’attention. Il explique aussi que regarder une série, ça n’est pas « ne rien faire », non. C’est travailler ; c’est nourrir en données la grande « datatière » (la formule est de l’écrivain Alain Damasio) dans un contexte d’assoupissement critique général. Travail admirable.