“Les objets ont le pouvoir de nous transformer"
Nommé designer de l’année par le Salon Maison & Objet 2024, il a conçu la future torche olympique et voit son travail exposé dans les plus grands musées. Rencontre avec un iconoclaste qui explore notre relation au monde
Ne cherchez pas à mettre Mathieu Lehanneur dans une case : il n’en coche aucune – ou plutôt, il les coche toutes. Mêlant technologie de pointe et artisanat, inspiré autant par la science que par la nature, cette figure incontournable du design français s’est fait une place singulière sur la scène internationale de la création. Depuis vingt ans, ce grand brun élégant imagine des objets qui font du bien à l’homme. Pluridisciplinaire, le bientôt quinquagénaire est l’un des rares de sa génération à embrasser autant de champs créatifs, et voit un terrain d’expression aussi bien dans une signalisation routière que dans une église romane, dans un médicament que dans des statistiques démographiques, dans une table à la gravité inversée que, tout récemment, dans la nouvelle torche olympique, qu’il a conçue pour les prochains JO de Paris. Création d’objets, de meubles, collaboration avec des marques, des universités et même la Nasa, scénographies d’espaces publics ou privés, ses oeuvres sont aujourd’hui exposées dans les plus grands musées, du Centre Pompidou parisien au MoMa de New York. Rencontre avec ce créateur of the year dans son lieu d’expérimentation et de production, à Ivry-sur-Seine, baptisé, de façon très warholienne, « The Factory ».
Vous avez été nommé designer de l’année par le Salon Maison & Objet, qui aura lieu du 18 au 22 janvier à Paris, et vous venez de terminer la conception de la torche, ainsi que de la vasque, des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Y voyez-vous une forme de consécration ?
Quelle année pour mes 50 ans ! Je suis très fier d’avoir été nommé designer de l’année, pourtant, j’ai toujours l’impression que je viens juste de sortir de l’école de design – tout s’est passé tellement vite! Quant à la torche olympique, on ne refuse pas un projet à la symbolique aussi forte, quasi magique, presque liturgique. C’est aussi un symbole de cohésion et de partage,
puisqu’elle va parcourir des milliers de kilomètres depuis son lieu d’origine en Grèce, en passant de main en main… Concrètement, sa base est d’une symétrie parfaite : une manière d’illustrer l’égalité entre hommes et femmes, athlètes et para-athlètes. La partie basse est marquée par des ondulations évoquant l’eau, puisque la Seine sera la scène de la cérémonie d’ouverture. Enfin, elle sera produite à seulement 2 000 exemplaires par souci environnemental [contre 10 000 habituellement, NDLR], et est conçue en acier 100 % recyclé.
Vous revendiquez une démarche quasi « anthropologique » du design. Qu’entendez-vous par là ?
J’aime avant tout dessiner la relation entre l’objet et l’humain. On associe souvent le design à la beauté plastique, à l’harmonie des proportions, mais ce n’est pas ma conception du métier. Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’objet peut produire ou modifier dans les croyances ou les comportements. Les objets sont des signes, ils ont le pouvoir de nous transformer.
Vous dites d’ailleurs voir du design là où d’autres n’en voient peut-être pas…
Dans un monde saturé de propositions, je suis convaincu que l’enjeu du designer n’est pas de concevoir une forme parfaite, mais un objet qui, cheminant dans les circonvolutions cérébrales de l’utilisateur, remplisse une fonction, voire résolve un problème. Lorsque le directeur d’un hôpital me demande de travailler sur un projet dédié à une unité de soins palliatifs, quand un curé de campagne vient me demander de créer le choeur d’une église romane, ou lorsque je développe avec l’université Harvard un purificateur d’air domestique, utilisant les plantes pour dépolluer nos intérieurs [réalisé sur la base d’une étude menée par la Nasa, NDLR], je me rends compte de la puissance de l’impact du design sur la vie, de sa capacité de transformation de nos existences. Le paradoxe, c’est que les designers eux-mêmes sont parfois les plus conservateurs dans l’analyse de leur métier…
Dès vos débuts, votre approche était assez iconoclaste. En 2001, votre projet de fin d’études baptisé « Objets thérapeutiques » explorait l’ergonomie des médicaments, dans le but d’améliorer les relations du patient avec sa maladie et son traitement. Que peut apporter le design en matière de santé ?
Franchement, je me sens plus utile quand je conçois un objet thérapeutique que lorsque je dessine une chaise! A l’époque, j’ai cherché à faire des médicaments des objets porteurs de sens. Comme ces antibiotiques composés de couches superposées, que l’on épluchait comme un oignon, et qui rétrécissaient à mesure que le patient guérissait. Ou ce collier de pilules permettant de distribuer la juste quantité et d’impliquer le patient dans son traitement.
Mais ces objets thérapeutiques n’ont jamais été commercialisés et ont terminé dans les collections permanentes du MoMa, à New York. N’est-ce pas un peu dommage ?
Ils n’étaient clairement pas destinés à devenir des pièces de musée… Les industriels les trouvaient trop chers à fabriquer, ils sont pourtant aujourd’hui très actuels. Depuis la crise du Covid, notre rapport aux médicaments, et aussi aux vaccins, n’a cessé d’osciller entre espoir et méfiance. Dans ce contexte, je crois d’autant plus à l’avenir des objets thérapeutiques et j’espère pouvoir être un jour en mesure de les produire moi-même, au sein de ma propre marque.
Dans la même approche liée à la santé, vous avez créé « Demain est un autre jour » pour une unité de
“L’impact du design sur la vie est d’une puissance incroyable.”
soins palliatifs. Quel message avez-vous cherché à transmettre avec cette oeuvre ?
A l’unité des soins palliatifs de l’hôpital des Diaconesses, « Demain est un autre jour » est une sorte de hublot mural rond, installé dans chaque chambre et où défile le ciel du lendemain dans une destination choisie par le patient : la ville où il a grandi, celle où résident ses enfants… Conçu à partir d’informations météo recueillies en temps réel sur internet, il est comme une fenêtre ouverte – pour rêver et contourner, justement, la question du temps qui reste.
Vous avez aussi imaginé une collection de sculptures en aluminium sur la thématique de la pyramide mondiale des âges et, plus récemment, une série de toiles vierges perforées, évoquant les taux de suicide dans le monde. Plutôt anxiogène, non ?
A travers ces projets, j’ai voulu incarner l’humanité dans sa totalité. Avec « State of the World », silhouettes noires filées, aux formes presque primitives, en aluminium anodisé et modélisées en 3D, j’ai cherché à mettre en forme la pyramide démographique de plus de 140 pays, en me basant sur les données collectées par les Nations unies, en 2021. L’objet permet ainsi de lire – et de toucher du doigt – l’impact d’une guerre, d’une crise ou à l’inverse, d’un développement économique : comme un arrêt sur image de l’état du monde. Quant à mes toiles baptisées « Live/Leave », elles sont cette fois basées sur des données fournies par l’OMS. Elles sont perforées et la taille est définie en fonction du nombre de suicides pour 100 000 habitants par pays. Dans ces deux projets, l’idée est de créer des objets émouvants, qui renvoient à notre propre finitude.
On vous colle souvent l’étiquette de designer passionné de science et de technologie. Pourtant, vous dites qu’elles ne font plus rêver personne…
Ce qui m’intéresse dans la science – et je n’ai aucune formation dans ce domaine – , c’est sa capacité à ne pas styliser les choses. Dans un monde où le design produit en grande quantité et standardise son offre pour la masse, la science est là pour nous rappeler l’unicité et la complexité des éléments. Quant à la technologie, je l’utilise pour ce qu’elle a à m’offrir, sans chercher à la mettre en valeur. Elle devient justement intéressante lorsqu’elle nous permet de retrouver notre humanité : mieux respirer, mieux dormir ou mieux manger.
La thématique de Maison & Objet est justement « Tech Eden ». Qu’avez-vous imaginé pour l’occasion ?
« Tech Eden » est à mon sens un oxymore qui nous invite à revenir aux sources en combinant nature et technologie. Dans la scénographie « Outonomy », je me suis intéressé à la crainte de l’effondrement et au concept de survivalisme. En posant la question : à quoi serais-je prêt à renoncer, si je devais tout quitter ? L’idée n’est pas d’emprunter la route du bunker, ni d’envisager l’apocalypse, mais de nous interroger sur la vie que nous souhaitons mener. J’ai ainsi imaginé pour l’occasion une cabane en bois jaune pétard, avec un brin de technologie – dont l’écosystème Local
River, une unité de stockage domestique pour poissons et légumes verts.
Vous avez créé une marque à votre nom et acheté un lieu, The Factory, qui a ouvert il y a tout juste quelques mois, à Ivry-sur-Seine. Qu’est ce qui vous a conduit à ce cheminement ?
C’est un rêve de créateur de pouvoir tout gérer de A à Z. Je ne voulais plus avoir de présentations en galeries ni de collaborations avec des éditeurs industriels. The Factory, c’est mon îlot d’indépendance et de liberté, ma forteresse d’idées et d’énergie. Un bâtiment de 1900 de 800 mètres carrés, ancien transformateur EDF qui abrite tout l’écosystème de la marque : les matières, les prototypes, les techniques, les procédés de fabrication…
Vous y exposez aussi vos meubles : un buffet en marbre qui repose sur des bulles de verre, une table qui matérialise le relief des vagues, un chandelier qui dégringole comme un éclair frappé par la foudre… Quel rôle joue la nature dans votre travail créatif ?
Je prête une puissance aux objets, qui sont à mes yeux potentiellement vivants. Je joue avec une nature fantasmée, idéalisée, puis je vais la faire cohabiter avec des lignes très géométriques, très rationnelles. La table basse Souvenirs d’océan propose ainsi une vision surréaliste et matérialisée d’une mer figée dans son mouvement. Alors que la table Gravité inversée, hypertechnique, repose sur des bulles de verre capables de supporter plus de 250 kilos. Leur apparente délicatesse n’est qu’une illusion. Chaque pièce doit offrir un changement de posture. Comme disait Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. »
Justement, vous créez des pièces de mobilier en quantité très limitée, destinées à de riches amateurs ou collectionneurs, souvent américains d’ailleurs. Il paraît que la pop star Alicia Keys a même craqué pour l’un de vos canapés Familyscape…
Je ne suis pas un vendeur de meubles ou d’oeuvres d’art : je crée des pièces que des personnes veulent acheter, c’est très différent. Je ne veux pas être sur une niche de meubles de milliardaires, mais ces pièces exclusives sont très onéreuses à produire, et leur vente me permet aussi de financer mes autres recherches… Effectivement, le marché américain est très porteur : nous venons d’ailleurs d’installer notre nouveau showroom en plein Manhattan, au dernier étage d’une tour signée Norman Foster.
Vous êtes aussi acheteur, vous-même : quel est le dernier objet que vous vous êtes offert ?
Un objet très étrange de Jacques Adnet : une petite table toute gainée de cuir des années 1960, avec une mappemonde qui la traverse. Une pièce superbe, qui ne sert à rien, mais que je trouve indispensable.
Indispensable, comme le design ?
Je suis un designer qui ne sait pas ce qu’est le design. Ni où il commence ni où il finit.