Inconnus au programme
Récemment entrés dans le corpus des auteurs à connaître pour le bac, aux côtés d’Aristote et de Kant, ils appartiennent à d’autres mondes, d’autres traditions, voire à l’autre sexe. A six mois de l’épreuve, petit rattrapage sur la pensée de Zhuangzi, Nâgârjuna, Vico, Anscombe, Murdoch et Hersch
ZHUANGZI CHINE, IVe SIÈCLE AV. J.-C.
De l’existence de ce monsieur, on ne sait rien sinon qu’il aurait vécu à l’époque des Royaumes combattants qui, comme son nom l’indique, fut une période de troubles politiques et de guerres incessantes. Ses « OEuvres » sont constituées de 33 chapitres dont sept seraient authentiques. On les prend néanmoins comme un tout et les sinologues ont coutume de parler du « Zhuangzi » (prononcez tchuang-zeu). Preuve de son importance dans la culture chinoise, beaucoup de dictons tirent leur origine de ce texte.
Agréable surprise, il est de lecture facile. Fidèle à la tradition chinoise, sa pensée privilégie les situations et descriptions à la théorie et suggère, au mieux, des principes de vie, un « chemin » – le dao, autrefois transcrit tao. L’oeuvre de Zhuangzi appartient d’ailleurs au canon du taoïsme. Il s’agit souvent de dialogues entre un maître et son disciple ou de fables métaphoriques, parfois teintées d’humour, où se glanent des réflexions – hélas pour nous, parfois contradictoires – sur le langage, le pouvoir, la technique, la mort, la connaissance ou l’Univers.
On s’accorde en général pour dire que le relativisme est le trait d’union entre ces textes. Vous connaissez sans doute la parabole du papillon. Zhuangzi rêve qu’il est un papillon. Au réveil, le voilà troublé : est-il Zhuangzi qui a rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêve qu’il est Zhuangzi ? C’est une première version de ce que l’on appelle « l’argument du rêve », qu’on retrouve chez Descartes ou Pascal : on ne peut pas compter sur nos sens pour distinguer l’illusion de la réalité. Mais chez Zhuangzi, la proposition est radicale. Son scepticisme pourrait rappeler celui des penseurs grecs de l’Antiquité. A une question de « l’Obs », le grand sinologue Jean François Billeter répondait ainsi : « Vous me demandez qui est Tchouangtseu. Je dirais que, comme Socrate, il a été un déstabilisateur. »
NÂGÂRJUNA INDE, IIe ET IIIe SIÈCLES
Quand les élèves de terminale apprendront qu’ils vont plancher sur la pensée d’un des initiateurs du bouddhisme moderne (dit « du grand véhicule »), ils imagineront sans doute un ascète à longue barbe baignant dans la zénitude. Alors que Nâgârjuna est tout le contraire : c’est un punk qui démolit toutes nos certitudes !
Avec lui, ce n’est pas seulement un no future, mais aussi un no present, un no past… et, au fond, un nothing total. Pour cet immense logicien, en effet, rien ne compose l’Univers hormis le vide (sunyata, en sanskrit) que nous, créatures faillibles, nous remplissons de nos représentations illusoires, de nos pensées, affects et paroles. Nâgârjuna s’est assigné la tâche de nous délivrer des apparences que nous prenons pour vérité – seule condition bouddhiste pour atteindre le salut. Et sa « voie du milieu » n’est pas un filet d’eau tiède où tout serait plus ou moins vrai. Au contraire, elle sert à prendre conscience que la logique binaire est à jeter aux orties.
Car sa logique n’est pas la nôtre. En Occident, les choses sont vraies ou fausses, existent ou n’existent pas. Tout fonctionne sur des alternatives de deux termes. La pensée de Nâgârjuna, elle, se fonde sur le tétralemme, c’est-à-dire sur quatre possibilités. Un exemple ? « 1/Le monde est fini. 2/Le monde est infini. 3/Le monde est fini et infini. 4/Le monde n’est ni fini ni infini. » Sacrée paire de claques philosophique qui nous est assénée là. Elle est destinée à nous rappeler notre ignorance des choses de l’Univers. Si l’on estime, par exemple, que « le monde est fini et infini » est un énoncé tout bonnement impossible (selon le principe de non-contradiction cher à Aristote), c’est peut-être qu’on oublie qu’une chose peut tout à fait exister dans l’absolu, sans que nous puissions ni la concevoir ni l’exprimer (donc qu’elle n’existe pas pour nos esprits). En somme, les deux énoncés « existe »/« n’existe pas » sont tout aussi vrais. Par ailleurs, en bons Occidentaux, nous pensons qu’une chose n’existe que dans l’absolu. Par exemple, pour nous, la planète Pluton existait déjà avant 1930 (date de sa découverte par l’astronome Clyde Tombaugh), même si l’humanité ignorait tout de son existence.
Mais la logique de Nâgârjuna n’est pas celle-là : elle repose sur la « coproduction conditionnée ». Cela revient à dire qu’aucun objet n’a d’existence en soi, mais que tout objet existe par les relations qu’il entretient avec les autres. Pluton existe d’une certaine manière parce que nous la regardons. Que l’on pense aux dernières découvertes en matière de physique quantique et on comprendra que Nâgârjuna s’est révélé prophétique. Le physicien italien Carlo Rovelli lui rend d’ailleurs hommage, en rappelant que le comportement des particules quantiques est grandement influencé par l’observation que nous, humains, faisons d’elles.
Notre regard humain fausserait-il donc tout ? Nâgârjuna sourirait en entendant cette question : notre regard ne fausse rien, dirait-il, puisque rien n’est en soi, tout n’est que par relation avec nous. Punk, on vous dit !