Le vertige de l’accélération
C’est LE débat incontournable de la planète tech, celui qui marquera l’année 2024. Une conversation née au sein de la tribu anglosaxonne des seigneurs du numérique, mais dont l’issue pourrait conditionner les décennies à venir. Sur le ring, on trouve à gauche les « decel », pour décélérateurs, partisans d’un coup de frein au développement exponentiel des technosciences, et à droite les « e/acc » (prononcez « i-ack », pour effective acceleration), selon lesquels il faut au contraire foncer pied au plancher.
Les partisans d’une pause sont sortis du bois en mars dernier, avec une pétition regroupant à date près de 34000 signatures de chercheurs, ingénieurs et penseurs. Affolés par la puissance des intelligences artificielles (IA) génératives comme ChatGPT, ils ont appelé à un moratoire. Histoire de s’assurer que ces logiciels, qui prennent une place croissante dans nos sociétés, sont bien « alignés » avec les valeurs de l’humanité. L’offensive des fonceurs, elle, est la réplique des technosolutionnistes de la Silicon Valley à ces prudents de tout poil. Comme l’a joliment raconté le « New York Times », la tribu « e/acc » a fait son coming out en novembre, lors d’une fête dans une boîte de nuit de San Francisco, sous la bannière « Accélérez ou mourez » !
Le problème est que cette devise semble partagée par d’influentes figures de l’industrie, comme le prestigieux capital-risqueur Marc Andreessen. L’homme, qui dans sa jeunesse a inventé Mosaic, le premier navigateur grand public du web, a publié en octobre un virulent manifeste élevant le technocapitalisme au rang de religion suprême. Son mantra : la « spirale continûment ascendante » de la machine technocapitaliste est « la seule source perpétuelle de croissance ». Et ses « ennemis » sont ceux qui mènent une « campagne massive de démoralisation », fondée sur des « idées zombies » (dont le communisme). Ceux qui prônent « décélération », « décroissance », mais aussi « responsabilité sociale et environnementale », « développement durable », « principe de précaution » et « éthique de la tech » ! Sic.
Andreessen adule comme « saint patron du technooptimisme » l’idéologue en chef des accélérationnistes : Guillaume Verdon, un ingénieur en physique quantique canadien-français, ex-Googler qui a créé sa propre start-up d’IA. Or Verdon (alias @ BasedBeffJezos sur X-Twitter) appelle de ses voeux un « post-humanisme » où, pour maximiser l’intelligence dans l’Univers, nous serons amenés à « quitter nos enveloppes biologiques » afin de « créer d’impensables formes de vie de nouvelle génération ». Bigre ! Par contraste, les transhumanistes, qui veulent nous augmenter par la tech, paraissent bien timorés. Attention, il serait dangereux de prendre ces propos pour les délires de geeks immatures se chamaillant autour du bac à silicium à coups d’arguments binaires : 0, on arrête; 1, on accélère. Car c’est bien ce même débat « decel » versus « e/acc » qui, fin novembre, a animé le psychodrame managérial au sein d’OpenAI, la société mère de ChatGPT.
Souvenez-vous : le putsch raté de ses administrateurs décélérationnistes s’est soldé par leur démission, et le retour triomphal du PDG tout juste licencié, Sam Altman. Or, ce dernier, qui depuis un an alimente la ruée planétaire sur l’IA, avait dès juin 2022 lancé sur X-Twitter à Verdon : « Tu ne peux pas accélérer plus vite que moi ! » Consacré « patron de l’année » 2023 par le magazine « Time », Altman fantasme : « Nous voyons un chemin qui rend le monde beaucoup plus abondant et bien meilleur chaque année. » Tiens, mais pour qui ? Qui, parmi ces multimillionnaires de la technoscience, se préoccupe des vulgaires problèmes du commun des mortels : réchauffement climatique, guerres, inégalités, pauvreté ? Dans cette course au « progrès » façon Silicon Valley, de quel poids pèsera une Europe résolument « decel » ? La question est décisive, car l’IA est l’arbre qui cache la forêt des innovations de rupture à venir : cryptomonnaies, informatique quantique, fusion nucléaire, implants neuronaux, biologie de synthèse… Bienvenue en 2024, et au-delà !
Les partisans du développement exponentiel des technosciences ont fait leur coming out sous la bannière “Accélérez ou mourez”.