Escaliers de France : les plaintes se multiplient, la justice ouvre une enquête
Le procureur de la République annonce qu’une procédure est ouverte après le dépôt de plus de 30 plaintes pour abus de confiance contre l’entreprise Escaliers de France à Bernay. Des clients ont perdu des sommes considérables.
A l’entrée du parc d’activités de la Semaille à Bernay, le panneau signalétique qui conduit les visiteurs jusqu’à l’entreprise Escaliers de France est toujours en place. Mais il n’y a plus signe de vie au numéro 144. La grille est entravée par une chaîne, les locaux apparaissent déserts, même l’enseigne a été décrochée de la façade. Seul un nom figure encore sur la boite aux lettres.
La société, placée en liquidation judiciaire depuis octobre 2023 par le tribunal de commerce de Bernay, et son gérant Yvon Moutardier font l’objet d’une trentaine de plaintes pour abus de confiance déposées auprès du procureur d’Évreux, dans le cadre d’une action de groupe, en janvier 2024. Hélène Barbot, domiciliée près de Conches-enOuche, a pris la tête de ce collectif avec Marc Dufourmantelle, un habitant de Saint-Cloud.
« Le groupe s’est constitué assez spontanément par le biais de la messagerie WhatsApp, raconte-t-elle. Ce sont des gens furax, des clients qui ont perdu beaucoup d’argent. Certains sont en dépression, ils n’ont plus les moyens de faire appel à un autre artisan. A une certaine période, j’avais jusqu’à trois ou quatre coups de téléphone par jour. »
Mode opératoire
Hélène Barbot peut témoigner de sa propre histoire. En juillet 2022, installée depuis quelques mois dans sa nouvelle propriété normande, elle envisage avec son mari des travaux de rénovation et se met en quête d’un fabricant d’escaliers. « J’ai appelé M.Moutardier, il était très bien référencé avec un beau catalogue, c’était très tentant », se remémore-t-elle. Rendez-vous est donné en mars 2023, après la fin du chantier d’isolation.
Un devis d’environ 10000 € est signé, dont 40 % payés d’emblée. Mais le chef d’entreprise devient difficilement joignable, il passe en coup de vent et envoie deux employés pour ouvrir une trémie. « Un travail de sagouin, lâche Hélène Barbot. Ils ont abîmé le parquet et m’ont dit qu’ils n’étaient pas habilités pour faire les réparations. » Les démêlés s’enchaînent pour la retraitée qui éprouve la plus grande peine à obtenir une garantie décennale de la société Escaliers de France.
«J’ai fini par demander une rupture du contrat avec remboursement et j’ai alors reçu une attestation, mais avec une adresse en région parisienne qui n’était plus valable depuis plusieurs années. Tout était fait pour noyer le poisson. »
En échangeant avec les autres plaignants, dont beaucoup sont situés en Île-de-France, Hélène Barbot a pu décortiquer le mode opératoire utilisé par le gérant de l’entreprise, qui sait user d’une approche commerciale poussée.
« Son fief, c’est la Normandie, et il met en avant son ancrage territorial, explique-t-elle. Il dit qu’il est issu du milieu du bâtiment, comme son père. Il a un côté bonhomme, il sait donner confiance et il utilise la fibre amicale.» Des acomptes sont versés par les clients, parfois jusqu’à 95 % du montant du devis, puis les appels, les mails, les SMS restent très souvent sans réponse. Et la plupart du temps, « les escaliers ne sont pas livrés », ajoute-t-elle.
Recours à des sous-traitants
Et contrairement à l’argumentaire servi au moment des démarchages, l’entreprise Escaliers de France ne fabrique pas elle-même les ouvrages. Un des témoins interrogés par notre journal, qui était désespérément en attente d’une date de pose, raconte sa surprise d’avoir découvert lors d’une visite impromptue en septembre 2023 qu’aucun escalier n’était entreposé sur le site de Bernay…
Selon nos informations, la société fondée par Yvon Moutardier ne comptait qu’une secrétaire et deux poseurs. Elle avait recours à des sous-traitants en France, qui eux-mêmes éprouvaient les pires difficultés à être rémunérés pour leur travail, comme en atteste l’avocat Vincent Mesnildrey, qui en a défendu plusieurs. C’est un autre volet de ce dossier aux multiples facettes.
«La plupart des plaintes que nous avons déposées concernent des commandes passées après avril 2022, date à laquelle l’entreprise Escaliers de France a été déclarée en cessation de paiement », affirme Hélène Barbot. Parmi les clients lésés, «il y a de tout, des têtes pensantes qui n’ont rien vu venir, comme des gens issus d’une même famille qui en sont venus à se fâcher parce que l’un avait recommandé à l’autre cette entreprise ». Le total des acomptes représenterait plus de 240 000 €.
Une enquête ouverte
Certains dossiers ont déjà été jugés par les tribunaux et la société Escaliers de France condamnée. Mais avec la liquidation judiciaire, la retraitée le sait bien, «les particuliers ne sont pas prioritaires ». «J’ai fait une croix sur mon argent », reconnaît-elle.
Aujourd’hui, si elle se bat, « c’est pour faire en sorte que M. Moutardier arrête ses agissements ». Âgé de 66 ans, l’ancien charpentier couvreur a connu un parcours professionnel tumultueux. Sa précédente affaire, nommée France Escaliers, s’était déjà conclue par une liquidation en 2013, après une faillite personnelle et une interdiction de gérer pendant dix ans prononcées en novembre 2000.
«Il semble qu’il y a une espèce d’aura autour de lui. Nous ne comprenons pas comment il a pu continuer aussi longtemps», s’exprime Hélène Barbot, qui ces dernières semaines a alerté tous azimuts les médias, la préfecture de l’Eure, des élus aussi. Elle a pu compter sur le soutien de l’édile de Conches-en-Ouche, Jérôme Pasco, qui a relayé sur Facebook un appel aux éventuelles victimes des déboires de la société. « Il est essentiel de porter cette affaire en justice », écrit-il.
En se regroupant dans une action collective, les clients veulent convaincre le ministère public de mener des investigations et de donner une dimension pénale à ce dossier qui ne saurait se résoudre à un simple litige commercial. Contacté par l’Eveil Normand, le procureur de la République d’Évreux confirme qu’une procédure est ouverte par son parquet.
«Des plaintes sont également en cours de traitement par le parquet de Paris, où se trouvait le siège social principal de l’entreprise, et des échanges ont lieu entre nos deux parquets afin d’envisager un regroupement des plaintes », répond Rémi Coutin. Une enquête de police judiciaire est d’ores et déjà déclenchée à ce stade, affirme-t-il.
«Où est passé l’argent ? »
Peut-être les plaignants obtiendront-ils la réponse à une question sur toutes les lèvres ou presque : « Qu’est devenu l’argent ? »
Yvon Moutardier, que nous avons sollicité vendredi 2 février, a coupé court à la conversation. « Tout est faux », lâche le sexagénaire, avant de nous renvoyer vers celle qu’il désigne comme son avocate, Me Urielle Sébire, qui ne nous a pas rappelés malgré nos différentes tentatives pour la joindre.
Hélène Barbot n’en est pas à son premier combat. De son expérience, elle a tiré une détermination sans faille. « J’aimerais bien passer une retraite tranquille, ce n’est pas le cas pour l’instant. Mais il ne faut pas lâcher », répète celle qui a acquis une conviction : la trentaine de plaintes déposées ne représentent que la face émergée de l’iceberg Escaliers de France.