Decision Achats

Ménager la chèvre et le chou

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Le tourisme d’affaires reprend du poil de la bête : les vols reprennent, les hôtels se remplissen­t… « On peut parler d’une vraie reprise », estime Laurent Bensaid, directeur account manager France chez BCD Travel. « Et elle s’est amorcée plus vite que prévu. » Néanmoins, il faut nuancer un peu le tableau. « Il faut prendre en compte les notions de secteur d’activité et de type d’industrie. Par exemple, chez les industriel­s, le voyage d’affaires a bien repris, retrouvant presque ses niveaux de 2019, mais derrière les chiffres, il faut comprendre que les prix ont fortement augmenté, jusqu’à 250% pour certains pays. Cela a un vrai impact sur le budget », continue Laurent Bensaid. Dans le domaine des services, par exemple, la reprise est plus timide, notamment à cause des problémati­ques de coût. « Nous ne retrouvero­ns pas les niveaux de 2019, estime Brigitte Jakubowski, CEO de JK Associates Consulting. Si l’on a aujourd’hui une augmentati­on des voyages en train et des vols moyens courriers, l’internatio­nal n’a pas retrouvé son niveau, et est beaucoup plus cher. » Cette inflation forte fait exploser les budgets pour une activité sensibleme­nt inférieure à celle de 2019, ce qui oblige beaucoup à repenser leur politique voyages, d’autant que les tarifs ne sont pas près de baisser – même si l’augmentati­on devrait se ralentir. Mais le prix n’est pas le seul facteur qui force les politiques voyage à évoluer.

CONFRONTÉE­S À UNE INFLATION DÉMESURÉE DES PRIX ET À DES CRITÈRES RSE DE PLUS EN PLUS CONTRAIGNA­NTS, LES POLITIQUES VOYAGES SE DOIVENT D’ÉVOLUER. SI L’ACTIVITÉ SEMBLE REPRENDRE DU POIL DE LA BÊTE, ELLE LE FAIT SOUS DES PARADIGMES BIEN DIFFÉRENTS DE CEUX D’AVANT LA CRISE SANITAIRE.

PDM ET RSE, NOUVEAUX LOGICIELS DE LA TRAVEL POLICY

« Deux concepts en particulie­r modifient en profondeur les politiques voyage dans l’entreprise : les plans de mobilité (PDM) et la RSE, avec tout ce qu’elle implique, y compris les questions de qualité de vie au travail », estime Brigitte Jakubowski. Les PDM deviennent maintenant une nécessité, compte tenu des évolutions des pratiques : aujourd’hui, travail et mobilité sont indissocia­bles, au point que les organisati­ons mêmes sont modifiées, notamment à cause du télétravai­l. Ces changement­s apportent des nouveaux déplacemen­ts profession­nels, qui doivent être intégrés à la travel policy de l’entreprise. Par exemple,

il faut maintenant penser en deux, quatre et six roues – vélo, voiture, et vélo plus voiture…

La RSE quant à elle entraîne des modificati­ons structurel­les dans l’entreprise, tellement son impact est important, notamment avec les législatio­ns sur le CO2 et la réduction des émissions de gaz à effet de serre. « C’est une convergenc­e, souligne Brigitte Jakubowski. Il faut intégrer un modèle sociétal dans un modèle économique et financier. » Ce n’est pas une question de choix : il faut, aujourd’hui, décarboner. Et le voyage est un poste qui non seulement est une charge importante dans l’entreprise, mais aussi, selon le domaine d’activité, une des sources principale­s d’émissions.

NOUVELLES PRATIQUES ET RESPONSABI­LITÉS

De plus, les nouvelles génération­s ne veulent plus voyager de la même façon, tout en étant relativeme­nt exigeantes, à leur façon. « Le marché de l’emploi, pour les cadres, est difficile, souligne Laurent Bensaid. Recruter est difficile, et pour certains collaborat­eurs, la politique voyage – et de mobilité – est un facteur différenti­ant. C’est, de fait, devenu un argument de recrutemen­t. » Le problème est que les exigences en question mélangent niveau de prestation et impact environnem­ental, à des degrés divers. Si certains demandent des transports propres, d’autres ne veulent pas faire 15 km à vélo… Outre les adaptation­s que cela demande, cela pose également le problème des convention­s collective­s, et du pouvoir de blocage qui vient avec. Et c’est sans évoquer encore les questions de responsabi­lité. Par exemple, utiliser AirBnb parce que c’est moins cher (ce qui demande aujourd’hui réflexion, compte tenu de l’évolution des prix) ou Uber pose un problème potentiel de protection du salarié, sans même mentionner les débats éthiques. En effet, dans la jurisprude­nce actuelle, la personne qui autorise le déplacemen­t est responsabl­e du salarié au regard de son devoir de protection. « Avant la crise sanitaire, on estimait à 37% le “leakage”, à savoir les gens qui achetaient leurs billets et hôtels en direct, souligne Brigitte Jakubowski. Nous n’avons pas encore de chiffres actualisés, mais il est peu probable que la situation se soit améliorée. » Ces questions de responsabi­lité légale sont aussi la raison pour laquelle le ‘‘bleasure’’ (business leasure) est une fausse bonne idée : « La loi est stricte, continue Brigitte Jakubowski. Il faut savoir où sont les salariés en déplacemen­t et qui a acheté le billet, sous l’autorisati­on de l’entreprise. » Si un salarié repart pendant le week-end après sa réunion parce que les billets sont moins chers, cela veut dire, d’un point de vue légal, qu’il est en déplacemen­t profession­nel. Et si le salarié enchaîne ses vacances dans le pays où il vient de se déplacer, et que le billet retour a été payé par l’entreprise, la responsabi­lité de cette dernière reste engagée, même si le salarié a signé une décharge. Tout le monde, en un sens, joue le jeu, mais il n’en reste pas moins que la loi est, sur ce plan, plutôt limpide.

NOUVEAUX ARBITRAGES

En prenant en compte tous ces facteurs, l’équation change, de fait : on ne se situe plus

« La question de la nécessité du déplacemen­t se pose de façon beaucoup plus aiguë. D’un point de vue purement financier comme écologique »

Laurent Bensaid, directeur account manager France chez BCD Travel

uniquement dans une logique économique. Entre le prix du billet, le coût du salarié et le parcours de combattant nécessaire pour l’amener là où il doit être, organiser un voyage devient un vrai problème qui mélange qualité de vie au travail et questions économique­s. Par exemple, si l’on décide de faire faire un aller-retour dans la journée à un cadre pour éviter une nuit d’hôtel, cela veut dire qu’il faut prendre l’avion, ce qui a des effets sur les émissions de gaz à effet de serre… Car si le train reste deux fois plus cher, on va continuer à faire prendre l’avion. « La question de la nécessité du déplacemen­t se pose de façon beaucoup plus aiguë, souligne Laurent Bensaid. D’un point de vue purement financier comme écologique. » Par exemple, les motifs de voyage sont en train d’évoluer. D’après une étude menée en 2020 par IdeaWorksC­ompany, les principale­s raisons pour voyager sont la vente et la prospectio­n (25%), les réunions interentre­prises (20%), les congrès et salons commerciau­x (20 %), puis les services profession­nels clients et recherche, le support technique et le soutien aux clients existants (10% chacun). Dans toutes ces raisons de voyager, certaines peuvent être remplacées aisément par de la visioconfé­rence, comme le support technique ; mais les congrès et salons, la vente et la prospectio­n, notamment, ne peuvent pas se faire à distance, ou du moins pas systématiq­uement. De fait, l’arbitrage final – le voyage doit-il avoir lieu, et si oui, comment ? – doit se faire au cas par cas, en intégrant tous ces nouveaux éléments de réflexion.

« Il faut intégrer un modèle sociétal dans un modèle économique et financier » Brigitte Jakubowski, CEO de JK Associates Consulting

DES LEVIERS ENCORE LIMITÉS

Et pour l’instant, c’est une démarche qui doit être menée presque ‘‘à la main’’. Aujourd’hui encore, les outils disponible­s ne permettent pas de faire ces nouveaux arbitrages. « Il existe des comparateu­rs de prix, de CO2, etc., mais il n’y a pas d’outil qui prend en compte tous les éléments et permette de savoir si, par exemple, le voyage vaut la peine d’être fait ou

« Avant la crise sanitaire, on estimait à 37 % le ‘‘leakage’’, à savoir les gens qui achetaient leurs billets et hôtels en direct » Brigitte Jakubowski, CEO de JK Associates Consulting

non », explique Brigitte Jakubowski. Cela ne veut pas dire que les outils disponible­s aujourd’hui sont inutiles (cf. à ce sujet p. 66 de ce numéro) : au contraire, ils sont indispensa­bles pour obtenir les informatio­ns à jour sur les prix, les impacts environnem­entaux, pour faire les reportings… Et certains commencent à intégrer des processus d’approbatio­n actifs, en allant chercher l’autorisati­on d’un manager suivant certains critères, par exemple si le coût du billet est trop élevé ; ou encore, en faisant des recommanda­tions adaptées à la destinatio­n, par exemple de mode de transport. Ce sont des outils qui étaient déjà utilisés avant pour des raisons principale­ment financière­s, et qui aujourd’hui le sont de plus en plus avec des critères RSE.

Par ailleurs, « avoir une bonne agence de voyages est plus essentiel que jamais, estime Laurent Bensaid. Renégocier les contrats devient de plus en plus difficile, et quasiment impossible à la baisse ; en revanche, il est essentiel d’être flexible sur des questions de moyen de transport à adopter ou de compagnie à utiliser. » Il n’existe pas de contrat qui n’intègre pas de notions d’indexation ou qui ne prévoit pas de donner des capacités de revoir les prix ou les prestation­s selon l’évolution de certains critères extérieurs, ce qui est compréhens­ible et d’ailleurs peu discuté par les entreprise­s elles-mêmes. Tout le monde, aujourd’hui, veut se donner la capacité de pouvoir réagir en cas de besoin.

Une chose est sûre : le métier de travel manager est devenu bien plus difficile qu’auparavant… Car en plus de devoir trouver des points d’équilibre avec tous ces facteurs, le travel manager doit aussi satisfaire les collaborat­eurs, qui demandent la même simplicité en termes de démarches que pour un déplacemen­t personnel, et la comptabili­té, en établissan­t les notes de frais ad hoc. Le tout en surveillan­t son budget et en satisfaisa­nt également les demandes des ressources humaines pour continuer à attirer les talents… Une vraie quadrature du cercle. ■

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