Vers une fonction achats redéfinie par l’IA ?
«ChatGPT va-t-il tous nous remplacer ? » Rares sont ceux qui n’ont pas été confrontés, çà et là, à des titres anxiogènes de ce type au cours des derniers mois. La solution star des intelligences artificielles génératives s’est invitée dans d’innombrables débats, dans tous les secteurs d’activité. Si la question de la menace qu’elle représente reste en suspens, l’adoption de ce type d’innovation est déjà une réalité : une étude conduite par IBM au printemps 2023 auprès de PDG souligne que 50% des grandes entreprises prévoient de recourir à une intelligence artificielle générative à court terme. Les achats et les acheteurs n’échappent pas à cette lame de fond. Mais comment, concrètement, se traduit ce virage au sein d’une fonction déjà en forte mutation depuis quelques années ?
« Voilà environ cinq ans que nous investissons fortement dans des fonctionnalités d’intelligence artificielle. Celles-ci deviennent toujours plus concrètes dans les directions achats. Les cas d’usage sont variés : on peut citer par exemple l’automatisation de saisies de factures, incluant l’intégration dans les systèmes d’information des différents éléments légaux associés (coordonnées, libellés, montants…). L’interprétation des contrats, parcourus par les outils avec l’extraction automatique des tous les éléments importants et la classification instantanée des clauses contractuelles les plus importantes », décrit Patrick Conquet, VP product management chez l’éditeur Ivalua. Il en ressort des gains de temps, mais aussi des gains en termes de réduction des risques : « Il est facile, par ce biais, de rechercher des contrats n’ayant pas de clauses RGPD par exemple », ajoute-t-il.
Ces tâches automatisées sont en place au sein de nombreuses entreprises du CAC40, parmi de grands comptes qui ont d’autant plus intérêt à y recourir, pour des raisons de volumes, puisque leurs fournisseurs se comptent en dizaines de milliers.
L’ENQUÊTE 2023 RÉALISÉE PAR DÉCISION ACHATS ET MEDIA DELL’ARTE, EN PARTENARIAT AVEC LE CNA, SUR LES ÉVOLUTIONS ET PRATIQUES EN MATIÈRE DE DIGITAL ZOOME SUR L’IA. COMMENT CELLE-CI TRANSFORME-T-ELLE LA FONCTION ?
« En aucun cas ces nouvelles fonctionnalités ne doivent être des outils d’experts »
Patrick Conquet, VP product management chez l’éditeur Ivalua
Pour Eva Jaidan, Lead Data Scientist – AI & Analytics chez Mega International, « les organisations évoluant dans les nouvelles technologies sont les plus à l’avant-garde, comme les acteurs e-commerce. Elles lancent davantage d’expérimentations, comme des géolocalisations permettant de savoir si des produits sont ou ne sont pas disponibles dans tel ou tel périmètre ».
DES MOTIVATIONS RSE
La nécessité d’adopter des démarches RSE et les demandes des clients en la matière sont une des raisons majeures de la volonté de se tourner vers des outils plus intelligents. « À cela s’ajoutent des exigences plus fortes en matière de transport optimisé et de typologie de produits utilisés. Nul doute qu’une approche de plus en plus fine, appuyée sur des technologies plus avant-gardistes va se développer dans les achats », assure Ruxandra Ispas,
« Nul doute qu’une approche de plus en plus fine, appuyée sur des technologies plus avant-gardistes va se développer dans les achats » Ruxandra Ispas, présidente de la société de conseil en stratégie Reformance
ancienne directrice achats du groupe Elior, et présidente de la société de conseil en stratégie Reformance.
« Nous utilisions depuis peu l’IA chez Elior, pour développer des menus de saison intégrant des paramètres variés comme les provenances du circuit court, la disponibilité des légumes, fruits et poissons en fonction de la saison. À cela pourraient s’ajouter aussi des analyses concernant leur disponibilité réelle : même quand la saison est favorable, certains fruits et légumes peuvent être davantage à disposition dans certaines régions plutôt que d’autres, pour des raisons logistiques ou de niveau de demande. » Si l’engouement pour l’intelligence artificielle n’est pas nouveau dans les achats, « il y a un effet accélérateur depuis la forte médiatisation de l’IA générative. On passe actuellement à la vitesse supérieure », mentionne Alexandra Lafaurie, VP product management chez l’éditeur Jaggaers, en précisant que son entreprise a racheté en 2022 DocSkiff, une plateforme d’analyse de contrat via l’intelligence artificielle et le machine learning.
Le besoin de mieux gérer les risques est une des motivations fortes pour le recours aux IA. On cherche à mieux nourrir les données internes, mais aussi à mieux tenir compte des données externes de marché, de géomarketing. « De façon générale, la combinaison entre les informations internes et externes est très pertinente pour une meilleure gestion des stocks et le respect des réglementations », indique Eva Jaidan.
L’APPORT DE L’IA DANS LES STRATÉGIES ACHATS
Pour Frédéric Thielen, président de la société de conseil en stratégie achats et supply chain AristaQ,
les principaux usages actuels de l’IA se regroupent en deux grands domaines : la constitution de cahiers des charges et l’élaboration des stratégies achats. « L’IA conversationnelle ou rédactionnelle sert de guide auquel on peut poser toutes sortes de questions. Elle suggère ensuite des prises de contact, pour conduire à la génération de parties de cahiers des charges. En matière de stratégies achats, son intervention est particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit d’éditer des plans d’action, de gérer le risque. La documentation auprès des fournisseurs, la collecte de données externes, d’autres sources de données sont des étapes clés dans ce domaine qui nécessitent plusieurs semaines d’agrégation de données. Là encore, l’IA représente un guide d’échanges et d’informations ciblées précieux, destiné à concevoir sa stratégie selon ces critères. » De grandes entreprises procèdent d’ores et déjà de la sorte en matière de stratégie, à l’image de Pepsico, Walmart ou encore Novartis.
L’enrichissement d’informations relatives aux produits est un autre domaine d’intérêt, grâce à la génération rapide d’images, de textes, de contenus variés, tout comme la personnalisation et l’affinage informationnel sur des descriptifs produits. « En traitant un grand nombre de données, incluant des commentaires publiés, des qualités et défauts reconnus, l’IA permet de sortir les points forts et faibles de gammes de produits », précise Eva Jaidan. Elle souligne aussi la rapidité avec laquelle peuvent être élaborés les appels d’offres grâce aux solutions d’IA générative.
Avec le big data et les analyses intelligentes, le terrain de jeu pour trouver le bon fournisseur est le monde entier. « On peut détecter facilement ceux qui sont les plus accessibles, qui ont le plus d’intérêt à travailler avec tel ou tel type de
donneur d’ordre, au-delà de la question des prix, des volumes et délais. Nous avions élaboré chez Elior des scénarios, grâce au potentiel de l’IA, en réponse à des problématiques. Quelles alternatives de menus permettent de proposer les mêmes bénéfices nutritionnels avec le même plaisir gustatif, en comparaison d’un schéma en place ? L’IA permet d’apporter des réponses très détaillées à des questions de ce type », décrit Ruxandra Ispas. Les dossiers de négociation peuvent aussi être mieux abordés. « Alors qu’on ne sait pas à l’avance sur quels aspects l’interlocuteur va argumenter, l’IA est capable de générer des scénarios en fonction des hypothèses possibles et crédibles tenant compte du profil du fournisseur », ajoute-t-elle.
QUEL VISAGE POUR LES ACHATS DU FUTUR ?
Déjà concernés par d’importantes évolutions ces dernières années, les acheteurs n’ont pas fini d’évoluer. Avec l’IA générative qui s’apprête à bouleverser les tâches, les achats ont « un rôle toujours plus stratégique et seront plus encore intégrés à l’innovation. La collaboration avec d’autres acteurs internes va gagner en richesse. Il en ressortira aussi une meilleure compréhension des marchés en mouvement, et des bonnes méthodes pour créer de la valeur. Après les fournisseurs de référence, les acheteurs vont devenir des clients de référence pour leurs fournisseurs. La collaboration répondra mieux à des avancées d’intérêt mutuel », prédit Patrick Conquet.
Pour Ruxandra, il est certains que « la plupart des grandes organisations réfléchit à l’heure actuelle à ces nouvelles opportunités, mais sans doute que ce n’est pas encore très concret. C’est plus qu’un nouvel outil, c’est une façon de travailler et de vivre dans l’entreprise, avec des relations entre collaborateurs qui évoluent forcément en conséquence. Ce mouvement de fond demande une nouvelle génération de professionnels aguerris. L’adoption sera donc sans doute assez lente. La relation commerciale avec les fournisseurs sera différente, plus affinée et avec moins de contact, car le volet humain interviendra plus en aval des relations. L’un des autres grands bénéfices est sans doute aussi une meilleure objectivité et des dispersions moins fortes dans le relationnel ».
OEuvrer en faveur de l’expérience utilisateurs sera également un enjeu clé à l’avenir. Il importe que l’usage soit aussi naturel que possible. « Les IA doivent être intégrées de manière simple, pour que la transition ne soit pas complexe. Le défi est de développer les solutions pour qu’il y ait peu de formation et que les utilisations soient évidentes, à l’image de la suggestion de mots lorsqu’on écrit. En aucun cas ces nouvelles fonctionnalités ne doivent être des outils d’experts », conclut Patrick Conquet. ■